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Qu’entend-on par « matière civile et commerciale » au sens du Règlement n° 1215/2012 ?

Commentaire de C.J.U.E., 28 février 2019, Aff. n° C-579/17 (BUAK BAUARBEITER-URLAUBS- U. ABFERTIGUNGSKASSE c/ GRADBENIŠTVO KORANA d.o.o.)

Mis en ligne le vendredi 30 août 2019


Cour de Justice de l’Union européenne, 28 février 2019, Aff. n° C-579/17 (BUAK BAUARBEITER-URLAUBS- U. ABFERTIGUNGSKASSE c/ GRADBENIŠTVO KORANA d.o.o.)

Terra Laboris

Dans un arrêt du 28 février 2019, la Cour de Justice de l’Union européenne reprend les critères permettant de définir les matières entrant dans le champ d’application du Règlement 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale. Elle précise également quels sont les critères indifférents.

Les faits

Un organisme public autrichien, intervenant dans le paiement d’indemnités de congés payés pour les travailleurs du secteur du bâtiment (notamment), saisit les juridictions sociales autrichiennes en octobre 2016 aux fins d’obtenir d’une société de droit slovène, qui a détaché des travailleurs en Autriche (travaux de construction), le paiement d’une somme de l’ordre de 38.500 euros au titre de suppléments. Il s’agit de montants relatifs à des jours de travail accomplis par des travailleurs détachés par celle-ci en Autriche pour une période de 5 mois en 2016. Cet organisme agit en tant que caisse de congés payés et peut exiger d’un employeur le paiement de ces suppléments, constitués notamment de l’indemnité de congés payés ainsi que de frais de gestion. Ces suppléments sont fonction des jours de travail accomplis par les travailleurs du secteur du bâtiment en Autriche.

Le Tribunal du travail et des affaires sociales de Vienne (Arbeits- und Sozialgericht Wien) fait droit à la demande par jugement du 28 avril 2017. Ce jugement acquiert force de chose jugée.

Dans le cadre de l’exécution de celui-ci, l’organisme demande à la même juridiction le certificat requis par l’article 53 du Règlement n° 1215/2012. Le juge de renvoi décide cependant de surseoir à statuer, estimant devoir poser à la Cour de Justice une question préjudicielle. Celle-ci porte sur l’article 1er du Règlement n° 1215/2012, étant relative à l’interprétation à donner aux termes « matière civile et commerciale ». Le tribunal demande si cette notion inclut les procédures qui ont pour objet des créances de suppléments dont l’institution nationale se prévaut contre des employeurs au titre du détachement en Autriche de travailleurs qui n’y ont pas leur lieu de travail habituel ou dans le cadre de la mise à disposition en Autriche de main d’œuvre ou contre des employeurs dont le siège se situe hors des frontières autrichiennes au titre de l’emploi de travailleurs ayant leur lieu de travail habituel en Autriche.

Le tribunal précise qu’il s’agit de créances afférentes à des relations de travail de droit privé et qu’elles visent à couvrir les droits aux congés ainsi que des créances d’indemnités de congés payés, tenant compte de quatre paramètres, étant que (i) le montant est fixé non par contrat ou convention collective mais par arrêté d’un ministre fédéral, (ii) ces suppléments couvrent, en sus des indemnités de congés, des frais de gestion, (iii) l’institution autrichienne dispose, en vertu de la loi, de pouvoirs plus étendus qu’un particulier (obligation étant faite aux employeurs sous peine d’amende de faire les déclarations correspondantes) et (iv) l’institution a la possibilité, en cas de non-respect, de calculer les suppléments sur la base de ses propres investigations.

La décision de la Cour de Justice

La Cour rappelle, en remarque liminaire quant au fond, que, dans la mesure où le Règlement n° 1215/2012 abroge et remplace le Règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, l’interprétation fournie par la Cour en ce qui concerne les dispositions de ce dernier vaut également pour le Règlement n° 1215/2012 lorsque les dispositions peuvent être qualifiées d’équivalentes dans les deux. C’est l’arrêt HELLENISCHE REPUBLIK (C.J.U.E., 15 novembre 2018, Aff. n° C-308/17, HELLENISCHE REPUBLIK c/ KUHN – point 31 et jurisprudence y reprise).

Sur la notion de « matière civile et commerciale », la Cour a, dans plusieurs arrêts, rappelé que cette notion ne doit pas être interprétée par le renvoi au droit interne, mais qu’il s’agit d’une notion autonome devant être interprétée en se référant d’une part aux objectifs et au système du règlement et d’autre part aux principes généraux qui se dégagent des ordres juridiques nationaux. Il s’agit, en outre, de favoriser le bon fonctionnement du marché intérieur et d’éviter que des décisions irréconciliables ne soient rendues dans des Etats différents. Cette notion doit dès lors recevoir une interprétation large.

La méthode à suivre impose d’identifier d’abord le rapport juridique existant entre les parties au litige et d’examiner ensuite le fondement et les modalités d’exercice de l’action intentée. La qualité d’organisme collectif de droit public de l’institution est sans importance. Vu que, comme l’explique le juge national, l’indemnité fait partie de la rémunération due en vertu du contrat de travail, il s’agit d’une obligation pour l’employeur d’acquitter les suppléments en cause et celle-ci est intrinsèquement liée aux droits de nature civile des travailleurs à l’indemnité de congé.

La Cour rappelle encore que, sur le plan du contrôle judiciaire, le juge autrichien exerce un contrôle complet de tous les éléments de la demande et qu’il ne lui appartient pas (à elle), dans le cadre d’une procédure introduite en vertu de l’article 267 T.F.U.E., de se prononcer sur l’interprétation des dispositions nationales, ce qui relève de la compétence exclusive des juridictions internes.

Elle clôture ce point en précisant en outre que les prérogatives de l’institution autrichienne n’ont aucune incidence sur la qualité dans laquelle celle-ci agit dans la procédure et n’en modifient pas la nature, non plus qu’elles ne déterminent son déroulement.

Reste à examiner la notion de « sécurité sociale » au sens de l’article 1er, § 2, sous c), du même Règlement, puisque celle-ci est exclue du champ d’application. Les exclusions du champ d’application constituent des exceptions qui sont d’interprétation stricte et, si la notion de sécurité sociale se définit également de manière autonome, il faut, selon la jurisprudence de la Cour, se référer au champ d’application matériel du Règlement (CE) n° 883/2004. La prestation de sécurité sociale est une prestation octroyée aux bénéficiaires en-dehors de toute appréciation individuelle et discrétionnaire des besoins personnels, sur la base d’une situation légalement définie et qui se rapporte à l’un des risques expressément énumérés à l’article 3, § 1er, du Règlement n° 883/2004 (considérant 68).

L’indemnité en cause ne relève pas de cette notion.

La réponse de la Cour est dès lors qu’une action visant à obtenir le paiement de la créance en cause relève du champ d’application du Règlement n° 1215/2012, pour autant que les modalités d’exercice d’une telle action ne dérogent pas aux règles de droit commun et notamment n’écartent pas la possibilité pour le juge saisi de contrôler le bien-fondé des données sur lesquelles repose la constatation de la créance – ce qu’il incombe au juge de renvoi de vérifier.

Intérêt de la décision

L’espèce ayant donné lieu à cet arrêt de la Cour de Justice contient des éléments hybrides, parfois aux confins des deux Règlements. C’est d’ailleurs ce qui a amené le juge autrichien à interroger la Cour de Justice.

A ceci s’ajoute la circonstance que l’institution autrichienne dispose de pouvoirs plus étendus qu’un particulier.

La Cour a repris, au travers de diverses décisions de sa jurisprudence, les éléments permettant de déterminer si l’on se trouve dans une « matière civile et commerciale », soulignant les critères indifférents : qualité d’organisme collectif de droit public de l’institution, perception par celle-ci de frais de gestion à hauteur de 1 à 2% des suppléments, possibilité pour elle de conclure des accords avec d’autres organismes de sécurité sociale et pouvoirs d’enquête. Selon la Cour de Justice, ces prérogatives n’ont non seulement aucune incidence sur la qualité dans laquelle l’institution agit dans le cadre de la procédure en cause, mais en outre elles ne modifient pas la nature de celle-ci et n’en déterminent par le déroulement.

La Cour rappelle encore, quant à la genèse du Règlement, que le système mis en place repose sur la suppression de l’exequatur, ce qui implique qu’aucun contrôle n’est exercé par le juge compétent de l’Etat membre requis, seule la personne contre laquelle l’exécution est formée pouvant s’opposer à la reconnaissance ou à l’exécution de la décision la concernant.


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