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Prestations familiales garanties : notion de cohabitation et ménage de fait

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 14 janvier 2019, R.G. 2018/AL/25

Mis en ligne le vendredi 12 juillet 2019


Cour du travail de Liège (division Liège), 14 janvier 2019, R.G. 2018/AL/25

Terra Laboris

Dans un arrêt du 14 janvier 2019, la Cour du travail de Liège (division Liège) interroge la Cour constitutionnelle à propos de la notion de ménage de fait au sens de la Loi générale sur les allocations familiales, dans l’hypothèse de la cohabitation avec un étranger en séjour illégal.

Les faits

Une personne, réfugiée reconnue, mère de trois enfants, a perçu des prestations familiales garanties au taux majoré pour famille monoparentale.

Lors de sa quatrième grossesse, des renseignements sont demandés et elle expose à ce moment être en ménage. Son compagnon est en séjour illégal. Elle est réinterrogée et elle expose que cette situation persiste depuis la fin de l’année 2012 (soit la période où elle percevait le supplément).

Une décision est prise par FAMIFED le 28 avril 2016, en vue de la récupération de celui-ci (dans les limites des règles de prescription).

Un recours est introduit, demandant au tribunal de reconnaître l’absence d’indu.

Le Tribunal du travail de Liège fait droit à sa demande par un jugement du 11 décembre 2017, jugement contre lequel FAMIFED interjette appel.

Position des parties devant la cour

Pour l’appelante, il y a un ménage de fait. FAMIFED renvoie à un arrêt de la Cour de cassation du 18 février 2008 rendu en matière d’allocations familiales (Cass., 18 février 2008, n° S.07.0041.F). Ayant procédé à des retenues d’office, FAMIFED demande condamnation de l’intimée au paiement d’un solde de l’ordre de 100 euros.

Pour cette dernière, la notion de cohabitation doit être interprétée conformément à l’enseignement de la Cour constitutionnelle et de la Cour de cassation. Elle rappelle les décisions intervenues (C. const., 10 novembre 2011, n° 176/2011, Cass., 21 novembre 2011, n° S.11.0067.F et Cass., 4 novembre 2013, n° S.12.0014.N). Elle signale que son compagnon est sans ressources. Elle demande dès lors remboursement des montants ayant fait l’objet des retenues et sollicite d’être libérée de toute condamnation.

Position du Ministère public

Comme l’avait également considéré l’Auditeur du travail en première instance, le Ministère public considère qu’il y a lieu de privilégier la prise en charge financière des enfants en présence d’un partenaire qui ne peut prétendre à aucun avantage financier. Il estime l’appel non fondé.

Décision de la cour

La cour renvoie d’abord aux dispositions pertinentes de la loi du 20 juillet 1971 instituant les prestations familiales garanties. Son arrêté d’exécution du 25 octobre 1971 prévoit en son article 8, § 2, alinéa 2, que seul le troisième enfant ouvre le droit au supplément, ce qui aboutit à un montant de l’ordre de 18 euros par mois.

La question posée du fait de la cohabitation est de savoir si le supplément était justifié. La mère estime qu’il n’y a pas cohabitation au sens légal, vu le statut illégal de son compagnon et l’absence de toutes ressources dans son chef. En l’absence de cohabitation, il ne peut, pour elle, y avoir de ménage de fait.

La cour du travail se livre, dès lors, à l’examen de cette notion de cohabitation, qui est, comme elle le rappelle, une notion transversale en sécurité sociale.

C’est en matière de chômage que la cohabitation a été soumise à la censure de la Cour de cassation en premier lieu (Cass., 24 janvier 1983, Pas., 1983, p. 603). La cour reprend également la matière des allocations familiales (Cass., 18 février 2008 – ci-dessus), où a été précisée la notion de règlement en commun des questions ménagères, étant la mise en commun, fût-ce partiellement, des ressources financières « ou autres ». Cette jurisprudence a été, selon les termes de l’arrêt, « bousculée » par l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 10 novembre 2011, suivie par celle de la Cour de cassation dans son arrêt du 21 novembre 2011.

Est introduite ici la notion d’avantage économico-financier, puisqu’en cas de vie en commun avec une personne sans ressources, il n’y a aucun avantage financier du fait de la présence de celle-ci, et c’est le bénéficiaire des prestations sociales qui continue à supporter seul tous les frais du ménage.

Pour la cour du travail, la cohabitation, qui est une notion de fait, ne doit pas s’apprécier différemment selon que l’un des partenaires est en séjour illégal et privé de ressources ou non, ce qui reviendrait selon elle à nier la valeur économique du travail ménager.

La Cour constitutionnelle a néanmoins persisté dans sa position, dans un arrêt du 3 décembre 2015 (C. const., 3 décembre 2015, n° 174/2015) rendu en matière de revenu d’intégration.

Vu les arrêts récents de la Cour de cassation rendus en matière de cohabitation dans le secteur chômage (Cass., 9 octobre 2017, n° S.16.0084.N et Cass., 22 janvier 2018, n° S.17.0024.F), la cour se pose cependant la question de la notion aujourd’hui. L’avantage économico-financier peut en effet se manifester par un règlement commun des questions ménagères triviales du quotidien (elle prend comme exemple que faire tourner une machine à lessiver pleine revient moins cher que faire tourner deux machines à moitié vides) et éventuellement une mise en commun des ressources financières.

Pour la cour, s’il faut un avantage socio-économique pour constater une cohabitation, celui-ci peut découler d’un partage de tâches et l’existence d’un apport financier n’est pas déterminante.

Elle rappelle qu’en matière de GRAPA, la Cour constitutionnelle est encore intervenue dans un arrêt du 19 juillet 2018 (C. const., 19 juillet 2018, n° 103/2018), où elle a insisté sur l’individualisation du droit à la GRAPA et sur la circonstance que les ressources des cohabitants ne sont pas prises en considération pour apprécier le droit du demandeur. Dans cet arrêt, la Cour constitutionnelle considère (point B.8.5) que le montant de base auquel a droit le bénéficiaire de la garantie de revenus pourrait se cumuler avec toutes autres ressources éventuelles de la personne avec laquelle il cohabite en fait.

Pour la cour du travail, ce raisonnement est aux antipodes de celui de 2011, et la cour du travail se demande si la Cour constitutionnelle maintiendrait son analyse de nos jours. En outre, la jurisprudence de 2011 paraît devoir être questionnée pour d’autres motifs, étant que l’appréciation de la notion de ménage de fait doit se faire au sens de l’article 56, § 2, de la Loi générale relative aux allocations familiales. Elle relève que, sociologiquement, la famille n’est pas une famille monoparentale et que, même s’il s’agit indubitablement d’une famille très pauvre, il y a deux parents qui peuvent s’appuyer l’un sur l’autre pour partager les charges liées à l’éducation des enfants, etc.

Si, sur le plan financier, la présence du père implique qu’il y ait « une bouche de plus à nourrir » avec le même budget, la mère tire un avantage économico-financier de cette cohabitation, étant en tout cas une véritable économie d’échelle si l’on compare la situation avec celle où il y aurait deux logements séparés. La cour relève encore qu’admettre l’argument selon lequel il n’y a pas cohabitation parce que le père est en séjour illégal et privé de ressources reviendrait en outre à créer une discrimination à rebours si l’on compare cette situation avec celle d’une famille aidée par le C.P.A.S. dont tous les membres sont en séjour légal.

La cour estime en conclusion devoir interroger la Cour constitutionnelle. Elle lui pose deux questions, fondées toutes deux sur l’article 56bis, § 2, de la loi générale.

La première question porte sur une violation des articles 10 et 11 de la Constitution si cet article doit être interprété comme traitant de la même manière d’une part un ménage de fait composé entre autres de deux adultes en couple en séjour légal vivant sous le même toit et réglant en commun les questions ancillaires, alors qu’un des deux n’a aucune ressource et ne participe pas aux charges financières du ménage, et d’autre part un ménage de fait avec la même composition et le même mode de vie, alors que l’un des deux partenaires, outre qu’il n’a aucune ressource et ne participe pas aux charges financières du ménage, est en séjour illégal. La deuxième question est de savoir s’il y a violation des mêmes dispositions constitutionnelles dans l’interprétation de l’article 56bis, § 2, en ce sens qu’une famille composée entre autres de deux adultes en couple dont l’un est en séjour illégal et sans revenus est considérée comme une famille monoparentale, alors qu’une famille composée entre autres de deux adultes en couple tous deux en séjour illégal ne l’est pas.

Intérêt de la décision

La Cour du travail de Liège s’interroge ici sur les effets de la jurisprudence récente de la Cour de cassation, eu égard à la définition progressivement donnée de la notion de règlement en commun des questions ménagères, qui est un des deux éléments de la notion de cohabitation (le premier étant la vie sous le même toit). Pour la cour du travail, la jurisprudence d’avant les deux décisions des hautes juridictions intervenues en 2011 a été battue en brèche à ce moment, puisqu’était exigé un avantage économico-financier. Vivre avec une personne sans ressources n’est pas, au sens de cette jurisprudence, synonyme de cohabitation ni de ménage de fait.

La cour du travail conteste cette conception de la notion d’économie d’échelle, et particulièrement eu égard à l’importance manifestement accordée dans cette jurisprudence à la circonstance que le partenaire était en séjour illégal.

Si, dans le présent cas d’espèce, cet élément est également présent, la cour du travail croit devoir réinterroger la Cour constitutionnelle eu égard aux dernières décisions de la Cour de cassation à propos de la définition de règlement en commun des questions ménagères (en chômage).

La cour estime que l’avantage socio-économique exigé pour qu’il y ait cohabitation peut découler d’un partage de tâches, l’existence d’un apport financier n’étant pas déterminante. Il conviendra, dès lors, d’attendre la décision de la Cour constitutionnelle, sur la comparaison des situations présentées par la cour du travail.


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