Terralaboris asbl

Harcèlement sexuel : preuve et indemnisation

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 13 septembre 2018, R.G. 14/419.006/A

Mis en ligne le mardi 29 janvier 2019


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 13 septembre 2018, R.G. 14/419.006/A

Terra Laboris

Par jugement du 13 septembre 2018, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) fait droit à une demande d’indemnisation pour harcèlement sexuel introduite contre une société et contre l’auteur des faits directement. S’agissant de faits antérieurs à la modification législative de 2014, le tribunal sursoit quant au quantum de l’indemnisation, l’étendue du dommage devant être établie par la victime.

Les faits

Dès son engagement par une société, une ouvrière de production est, selon ses explications, victime de harcèlement sexuel. Elle est bientôt mise en incapacité de travail pour stress important. Une plainte est en fin de compte déposée auprès de la police. Elle y détaille les propos tenus par l’intéressé, qu’elle présente comme étant le patron de la société, ainsi que des faits précis. Elle est licenciée quelques jours plus tard moyennant une indemnité compensatoire de préavis, l’employeur reprenant comme motif précis du chômage « réorganisation de personnel ».

Elle introduit une procédure devant le Tribunal du travail de Liège en 2013. Elle réclame dans le cadre de celle-ci une indemnité complémentaire de préavis ainsi qu’une indemnité pour licenciement abusif et/ou de protection et 1 euro provisionnel en réparation d’un préjudice subi en raison de harcèlement sexuel. Cette procédure est introduite uniquement contre la société qui l’a employée.

Ultérieurement, elle introduit une deuxième procédure, directement contre l’auteur des faits, demandant sa condamnation à 1 euro provisionnel en réparation du préjudice subi en raison du harcèlement ou, subsidiairement, en raison de ses agissements fautifs.

Dans un premier jugement du 17 décembre 2014, le tribunal rejette la demande pour indemnité complémentaire de préavis. Les autres chefs de demande sont restés pendants.

Dans le présent jugement, le tribunal joint les causes, estimant qu’elles ont un lien étroit de connexité.

Position des parties devant le tribunal

La demanderesse renvoie à l’article 63 (ancien) de la loi du 3 juillet 1978 et fait en outre valoir que le licenciement est intervenu en représailles pour dépôt de plainte pour harcèlement.

La société, ainsi que son patron, qui est également partie défenderesse, considèrent qu’ils n’étaient pas au courant de la plainte et qu’il n’y a pas de faits laissant présumer d’un harcèlement. Ils font valoir la mauvaise exécution du contrat de travail.

Avis de Monsieur l’auditeur

Celui-ci rappelle que la protection contre le licenciement existe à dater du dépôt de la plainte. Il précise que, lorsque l’employeur ne peut raisonnablement savoir qu’une plainte a été déposée, il lui appartient, selon la doctrine majoritaire, de prouver qu’il n’a pas licencié en fonction des faits de harcèlement allégués. Reprenant les éléments du dossier, il retient que les limites de « simple blague salace » ont été dépassées, des attitudes à caractère sexuel étant pointées. Il estime que les présomptions sont suffisantes et considère que la preuve contraire n’est pas rapportée. Il suggère que des enquêtes soient tenues.

La décision du tribunal

Le tribunal entame un long rappel du mécanisme légal, s’agissant plus particulièrement d’examiner les conditions de la protection contre le licenciement. Il rappelle qu’il importe peu que la plainte (ou l’action en justice) soit fondée ou non. C’est le dépôt lui-même qui fait naître la protection. Il y a dès lors interdiction de licencier, sauf pour des motifs étrangers à celle-ci (ainsi qu’à l’action en justice ou encore au témoignage apporté). Il s’agit ici, dans le cadre de l’article 32tredecies, § 2, d’un renversement de la charge de la preuve en faveur du travailleur protégé.

Le tribunal rappelle encore, à propos du point de départ de la protection (au dépôt de la plainte ou ultérieurement), que le texte légal a été modifié par les lois du 28 février 2014 et 28 mars 2014, ce point de départ étant actuellement mentionné dans le texte : c’est le dépôt de la plainte.

En l’espèce, cependant, les faits sont antérieurs à cette modification législative et le tribunal renvoie à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 15 juin 2015 (C. trav. Bruxelles, 15 juin 2015, R.G. 2013/AB/220) relatif à une situation similaire. La règle est, en vertu de cette jurisprudence (dont le tribunal rappelle qu’elle a été confirmée dans un arrêt du 23 décembre 2016 – R.G. 2015/AB/651), que la protection est acquise dès le dépôt de la plainte pour autant que celle-ci soit motivée et déposée entre les mains d’une personne compétente. A l’époque des faits, le dépôt à la police était suffisant. La plainte est par ailleurs motivée. Il conclut à l’existence de la protection.

Analysant les éléments de fait (qualité du travail de la demanderesse, telle qu’attestée par des collègues, absence de griefs dans la lettre de licenciement et absence d’observations pendant la durée du contrat), le tribunal conclut à l’absence de justification sérieuse du licenciement et retient que celui-ci intervient trois jours après le dépôt de la plainte, dont certains éléments permettraient de tenir pour établi que le patron en était informé.

Sur le plan de l’indemnisation, il constate que deux chefs de demande sont introduits, l’un étant fondé sur l’article 63 (ancien) de la loi du 3 juillet 1978 et l’autre sur l’article 32ter, 3°, de la loi du 4 août 1996.

Ces deux demandes sont présentées l’une à défaut de l’autre et le tribunal examine celle relative au harcèlement, estimant que le caractère éventuellement fondé de la demande basée sur l’article 63 ne pourrait entraîner une condamnation plus étendue que celle prévue dans le cadre de la législation anti-harcèlement.

Sur le plan de la preuve, il y a un dossier répressif, dont les pièces sont accablantes. La plus déterminante est l’audition de l’intéressé lui-même. Le harcèlement est établi.

Sur le plan de l’indemnisation, il appartient à l’intéressée de chiffrer son dommage en prosécution de cause. Le tribunal conclut sa décision en condamnant les deux parties défenderesses in solidum à 1 euro provisionnel. La question du quantum de l’indemnisation est dès lors réservée.

Intérêt de la décision

Ce cas d’espèce, aboutissant à une condamnation pour harcèlement sexuel avéré, est intéressant au moins pour trois raisons.

  • Le tribunal y rappelle les règles de preuve avant la modification législative de 2014, étant qu’il appartient à l’intéressée d’établir son dommage, ce qu’elle n’a pas fait dans le cadre des débats, l’affaire devant, ainsi, faire l’objet d’un réexamen sur ce plan.
  • La preuve du harcèlement a été apportée, en l’espèce, via une enquête menée suite au dépôt d’une plainte pénale, les faits ayant été instruits sur ce plan et l’auteur des faits ayant été dûment auditionné (l’on notera que les dossiers présentant des similitudes avec celui jugé par le tribunal dans la décision commentée pêchent le plus souvent par manque de preuve).
  • Le rappel est fait de la modification législative de 2014 fait par le tribunal : les hésitations existant précédemment quant au début de la protection ont été réglées, étant que c’est le dépôt lui-même qui en est le point de départ.

Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be