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Chômage temporaire dû à un manque de travail pour cause économique : obligation de stage ?

Commentaire de Trib. trav. fr. Bruxelles, 15 mai 2018, R.G. 17/3.613/A

Mis en ligne le vendredi 14 septembre 2018


Tribunal du travail francophone de Bruxelles, 15 mai 2018, R.G. 17/3.613/A

Terra Laboris

Dans un imposant jugement du 15 mai 2018, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles rejette l’application de l’article 42bis de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 dans sa version modifiée par l’arrêté royal du 11 septembre 2016 : cette disposition est inconstitutionnelle.

Les faits

Un ouvrier se voit refuser l’admission au chômage temporaire (manque de travail pour cause économique). Pour l’ONEm, l’intéressé n’a que 195 journées de travail (ou assimilées) au cours de la période de référence et ne prouve pas non plus le nombre de journées de travail requis pour une catégorie d’âge supérieure.

Un recours est introduit devant le tribunal, l’intéressé demandant l’annulation de la décision et, à titre subsidiaire, la condamnation de l’ONEm à des dommages et intérêts pour un montant équivalent.

La décision du tribunal

Dans ce jugement très motivé, le tribunal reprend en premier lieu les dispositions applicables, étant les articles 30, alinéa 1er, 42, § 1er, et 42bis de l’arrêté royal du 25 novembre 1991.

La réglementation impose un stage pour être admis au chômage temporaire en raison d’un manque de travail résultant de causes économiques. Existent des hypothèses où ce stage n’est pas exigé, étant qu’est prévu, selon les cas, une dispense sous certaines conditions ou inconditionnelle (en cas de force majeure, grève, intempéries, etc.).

Le tribunal souligne qu’avant le 1er octobre 2016, une telle restriction n’existe pas en cas de chômage économique. Était mis en place par l’article 42bis de l’arrêté royal un régime uniforme de dispense de stage en cas de chômage temporaire. Cette disposition précisait en effet que, par dérogation aux articles 30 à 32, le travailleur à temps plein qui devient chômeur temporaire est admis au droit aux allocations de chômage avec dispense de stage.

La réglementation a cependant été modifiée par un arrêté royal du 11 septembre 2016.

La question se pose de savoir si le principe du standstill a ainsi été violé. Le tribunal constate qu’il y a un recul significatif du niveau de protection que les moyens invoqués pour justifier celle-ci ne sont ni clairs, ni précis, ni quantifiés, que la justification donnée n’est pas sérieuse et que le moyen employé n’est pas proportionné.

Il se livre ensuite à un rappel très motivé et particulièrement fouillé des principes en la matière, étant les développements qui ont été faits autour de l’article 12 de la Charte sociale européenne et de l’article 23 de la Constitution et rappelle la méthodologie empruntée pour vérifier s’il y a ou non violation du principe de standstill, méthodologie dégagée dans un arrêt de la Cour du travail de Liège (C. trav. Liège, 11 septembre 2017, R.G. 2016/AL/413), qui impose de procéder en trois temps. Il faut vérifier si, du fait de la modification de la législation, il y a ou non réduction significative du niveau de protection antérieur, ensuite, dans l’affirmative, examiner si cette régression est justifiée par des motifs appropriés et nécessaires liés à l’intérêt général et, dans l’hypothèse où de tels motifs existent, vérifier si le recul infligé est proportionné aux objectifs d’intérêt général poursuivis.

Renvoyant encore à la doctrine de D. DUMONT (Daniel DUMONT, « Le ‘droit de la sécurité sociale’ consacré par l’article 23 de la Constitution : quelle signification et quelle justiciabilité ? », Questions transversales en matière de sécurité sociale, Bruxelles, Larcier, 2017), le tribunal considère, sur la base de ces développements doctrinaux, que c’est à l’aune du concept de dignité humaine que doit se mesurer l’existence d’une régression significative du degré de protection des droits économiques, sociaux et culturels du demandeur.

Sur le plan des principes encore, il renvoie à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 27 juillet 2011 (C. const., 27 juillet 2011, n° 135/2011), selon lequel l’article 23, alinéa 1er, de la Constitution n’implique pas que les droits fondamentaux recensés soient garantis de la même manière pour chaque individu par le législateur et n’empêche donc pas que ses droits soient limités et modulés pour certaines catégories de personnes.

En l’espèce cependant, le demandeur n’établit pas le recul significatif du niveau de protection, s’étant cantonné dans le rappel des principes généraux sur la question. La violation du principe de standstill n’est dès lors pas avérée.

Le tribunal en vient ensuite à l’examen de la situation eu égard aux articles 10 et 11 de la Constitution. Il renvoie à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle et de la Cour de cassation en ce qui concerne les contours des règles d’égalité et de non-discrimination contenues dans ces dispositions constitutionnelles, soulignant que, dans l’examen des différentes catégories de personnes à prendre en compte pour l’examen de la constitutionnalité d’une distinction faite à leur égard, ces catégories ne doivent pas être parfaitement identiques mais doivent montrer une analogie suffisante pour faire l’objet d’une comparaison.

Il considère que, entre le travailleur qui demande le bénéfice des allocations de chômage comme chômeur temporaire sur la base d’un manque de travail pour cause économique et le travailleur qui demande le bénéfice des allocations comme chômeur temporaire pour intempéries, il y a deux catégories qui, comparées, ne se trouvent pas dans des situations fondamentalement différentes. Or, le premier est soumis à une obligation de stage ou n’en est dispensé que sous certaines conditions, le second étant dispensé inconditionnellement de celle-ci. Le critère objectif est le motif particulier du chômage temporaire. L’examen des textes permet au tribunal de retenir un double objectif poursuivi par l’auteur de la norme litigieuse, étant de réaliser une économie budgétaire (présentée comme étant de l’ordre de 41 millions d’euros) et de lutter contre un risque d’usage impropre du chômage économique, notamment en cas d’occupation de travailleurs étrangers.

Pour le tribunal, la différence de traitement n’est pas raisonnablement justifiée, l’économie projetée étant des plus aléatoires, et, par ailleurs, le risque d’abus associé à l’occupation de travailleurs étrangers étant « des plus énigmatiques » (sic).

Il en conclut que l’article 42bis tel que modifié par l’arrêté royal du 11 septembre 2016, en ce qu’il soumet au stage le travailleur qui demande les allocations de chômage temporaire en raison d’un manque de travail résultant d’une cause économique, n’est pas compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, les travailleurs demandant les mêmes allocations pour motif d’intempéries en étant dispensés.

Cette disposition est dès lors écartée.

Intérêt de la décision

Ce jugement du Tribunal du travail francophone de Bruxelles fera certes jurisprudence, puisqu’il a procédé d’une part à un examen comparé des règles relatives au principe du standstill et, d’autre part, à un examen de constitutionnalité, par le biais des règles relatives au respect des articles 10 et 11 de la Constitution.

Il faut dire que les développements faits par le tribunal démontrent clairement que les motifs de la distinction apportée par l’arrêté royal du 11 septembre 2016 pour ce type de chômage temporaire spécifique ne résistent pas à l’analyse. Le tribunal a précisé que, pour ce qui est de l’économie projetée, celle-ci reste fonction de la liberté de gestion de l’employeur, qui peut encore choisir de ne mettre en chômage temporaire pour raison économique que les seuls travailleurs qui répondent aux conditions du nouvel article 42bis. Par ailleurs, pour ce qui est des risques d’usage impropre, cet objectif est fondé sur l’énonciation d’un « risque désincarné », considéré comme étant sans rapport avéré à un phénomène concret observé et quantifié de recours abusif au chômage économique.


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