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Mise à disposition prohibée : conséquences

Commentaire de Trib. trav. Hainaut (div. Binche), 25 septembre 2017, R.G. 15/4.622/A

Mis en ligne le lundi 14 mai 2018


Tribunal du travail du Hainaut, division Binche, 25 septembre 2017, R.G. 15/4.622/A

Terra Laboris

Par jugement du 25 septembre 2017, le Tribunal du travail du Hainaut (division Binche) rappelle que, en cas de mise à disposition illicite, il y a lieu de rechercher la date du transfert d’autorité de l’employeur vers l’utilisateur, afin de pouvoir fixer le point de départ du contrat de travail existant avec celui-ci.

Les faits

Un contrat de travail est conclu à durée indéterminée pour des fonctions de responsable informatique entre un employé et une société (S.A.) à la mi-2011. L’employé est repris avec une ancienneté de service remontant au 1er août 1992, ancienneté acquise au sein d’une autre société.

Il est mis fin au contrat de travail 4 ans après l’engagement. La société a introduit, 6 mois auparavant, une demande de réorganisation judiciaire, qui a été acceptée par jugement. La société est cependant déclarée en faillite le 30 juin 2015 (date du licenciement).

L’employé introduit une procédure devant le tribunal du travail, non à l’encontre de son employeur (failli), mais d’une autre société, pour laquelle il déclare avoir presté dans le cadre d’une mise à disposition illégale. L’action a comme fondement l’article 31 de la loi du 24 juillet 1987 sur le travail temporaire et la mise de travailleurs à disposition d’utilisateurs.

Il fait valoir l’existence d’un contrat non écrit avec cette société et postule une indemnité compensatoire de préavis de plus de 180.000 euros, eu égard à l’ancienneté de service fixée au 1er août 1992.

La société défenderesse oppose la prescription de la demande, au motif que la requête introductive ne vise pas l’existence d’un contrat de travail mais fait uniquement référence à la solidarité de la société défenderesse avec la société employeur pour le paiement de l’indemnité de rupture.

La décision du tribunal

Le tribunal examine l’existence d’un éventuel transfert d’autorité vers la société utilisatrice. Le siège de la matière gît à l’article 31 de la loi du 24 juillet 1987. Son § 1er dégage le principe général de l’interdiction pour une société (ou personne physique) d’exercer d’une activité qui consiste à mettre des travailleurs qu’elle a engagés à disposition de tiers qui les utilisent et qui exercent sur eux une part quelconque de l’autorité de l’employeur. Un contrat par lequel un travailleur est engagé par une société (ou une personne physique) pour être mis à disposition d’un utilisateur est nul, dès lors qu’il contrevient au principe général d’interdiction ci-dessus. Il y a par contre contrat à durée indéterminée dès le début de l’exécution des travaux en ce qui concerne l’utilisateur.

Cette disposition touche tout employeur, qu’il relève du secteur public ou du secteur privé. Dans un arrêt du 6 septembre 2005 (Cass., 6 septembre 2005, n° P.05.0678), la Cour de cassation a pris une décision de principe sur la question, s’agissant de vérifier l’effet de l’identité de l’administrateur-délégué ou du gérant dans plusieurs sociétés sur cette règle. Pour la Cour de cassation, l’autorité de l’employeur ne peut être exercée que par la personne physique ou morale liée au travailleur en vertu du contrat de travail. Celle qui exerce l’autorité dans une société ne peut l’exercer dans d’autres qui ne sont pas liées au travailleur en vertu d’un contrat de travail et qui sont des tiers à l’égard de la première société. Le fait qu’une seule personne physique soit l’administrateur-délégué de toutes les sociétés n’y change rien. Quant aux travailleurs visés, il s’agit de toutes les personnes soumises à un lien d’autorité et qui effectuent leur travail dans le cadre d’un contrat de travail (ou relation similaire). Il y a dès lors lieu de rechercher s’il y a eu transfert d’autorité vers l’utilisateur.

La notion d’autorité est en effet l’essence du contrat de travail et elle implique un pouvoir de direction et de surveillance (même virtuelle). L’autorité doit pouvoir être exercée, mais il n’est pas requis qu’elle le soit en permanence. Le juge du fond exerce sur cette question un pouvoir d’appréciation souveraine.

L’existence d’un transfert se vérifie par différents indices : la possibilité de donner des ordres ou des instructions, la fourniture d’instruments de travail, l’obligation pour les travailleurs de faire rapport directement à l’utilisateur, la question des dates de congé et de justification des absences, la possibilité pour l’utilisateur de prendre des sanctions, l’exercice de mêmes tâches (équipe mixte) pour la réalisation du même travail, ou encore l’obligation d’assister à des réunions.

Si ce transfert existe, le travailleur a le choix de se retourner contre l’un ou l’autre des débiteurs co-solidaires ou conjointement contre les deux (qui régleront entre eux la question de la contribution à la dette). La solidarité porte non seulement sur les rémunérations, mais également sur les cotisations sociales et les indemnités de rupture relatives aux prestations effectuées pour le compte de l’utilisateur.

La conclusion qu’il y a un contrat de travail à durée indéterminée en cas de mise à disposition illicite est une sanction civile. Celle-ci est cependant limitée à la période de la mise à disposition illicite et ne porte pas sur celle où le travailleur a été régulièrement occupé auprès de l’un ou de l’autre employeur. Aux fins de déterminer quand a débuté le contrat de travail à durée indéterminée, il faut vérifier la date du début de cette mise à disposition, c’est-à-dire la date du transfert d’autorité.

En l’espèce, le tribunal considère que la demande n’est pas prescrite, l’exploit introductif faisant référence à la mise à disposition ainsi qu’à la sanction civile qui l’accompagne, étant la solidarité entre employeur et utilisateur.

Pour ce qui est du fond de la demande, il applique la méthode indiciaire qu’il a évoquée précédemment, à savoir les éléments factuels du dossier : partage des mêmes locaux pour les deux sociétés, administrateur-délégué unique, à qui l’intéressé faisait rapport et qui exerçait sur lui son pouvoir de direction et de surveillance, agissant ainsi à un double titre dans les mêmes locaux. Il vérifie également les pièces déposées (échange de courriels portant sur les relations de travail, les commandes, etc.) et constate que les travailleurs de l’utilisateur et les travailleurs mis à la disposition de cette société travaillaient effectivement en équipe mixte. Le transfert d’autorité est ainsi établi, ainsi que la mise à disposition illicite.

Le tribunal ordonne cependant la réouverture des débats sur un point précis. Il ressort des éléments du dossier qu’un transfert est en tout cas avéré depuis le mois de mai 2014. Or, le travailleur réclame une ancienneté conventionnelle depuis 1992, de telle sorte qu’il faudrait prouver, pour que cette demande aboutisse, que le transfert d’autorité existait dès le départ.

Intérêt de la décision

La situation jugée par le Tribunal du travail du Hainaut est particulièrement interpellante, l’ensemble des indices de transfert d’autorité étant incontestable. Le tribunal a rappelé les mesures de protection du travailleur salarié dans un tel cas de figure, particulièrement illustrées par l’espèce en cause, puisque le travailleur engagé avec une ancienneté conventionnelle importante (son employeur ayant repris le fonds de commerce d’une société pour laquelle l’employé avait presté depuis 1992) se voit privé d’une grande partie de ses droits, vu la décision de l’employeur de le conserver artificiellement à son service, dans le cadre d’une société à la situation financière de plus en plus dégradée alors que les composantes du contrat de travail existaient bel et bien vis-à-vis d’une autre société – sans difficultés financières apparentes. C’est précisément ce genre de situation que la loi du 24 juillet 1987 veut tenir en échec.


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