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Chômage : cohabitation et standstill

Commentaire de Trib. trav. fr. Bruxelles, 10 novembre 2017, R.G. 16/7.672/A

Mis en ligne le jeudi 15 mars 2018


Tribunal du travail francophone de Bruxelles, 10 novembre 2017, R.G. 16/7.672/A

Terra Laboris

Dans un jugement particulièrement fouillé du 10 novembre 2017, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles reprend des principes très débattus dans le contentieux du chômage, étant d’une part la non-concordance entre une situation de cohabitation et le droit à l’allocation en qualité de cohabitant et, d’autre part, la réduction de la protection sociale entraînée par l’effet de l’arrêté royal du 28 décembre 2011, qui a décidé de la fin du droit aux allocations d’insertion après une période de 36 mois.

Les faits

L’ONEm prend une décision vis-à-vis d’une assurée sociale, l’excluant du bénéfice des allocations au taux de travailleur isolé et retenant la catégorie de cohabitant. Est également décidée son exclusion du droit aux allocations à l’issue de la période pour laquelle la catégorie est revue.

L’intéressée avait en effet déclaré habiter seule et avait en conséquence perçu des allocations au taux isolé. La Banque-carrefour a cependant fait apparaître, de même que le Registre national et d’autres éléments, qu’il y avait cohabitation avec plusieurs autres personnes. Pour la suppression du droit aux allocations, l’ONEm constate que l’intéressée bénéficiait d’allocations d’insertion depuis 3 ans et que son droit s’est éteint après l’expiration du délai de 36 mois visé à l’article 63 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991.

Dans son recours devant le tribunal, l’intéressée soutient avoir eu le statut d’isolé et plaide subsidiairement une faute dans le chef de la CAPAC, qui devrait selon elle rembourser les allocations réclamées. Il s’avère, en réalité, que d’autres personnes habitaient le même immeuble, dont l’ONEm a retenu qu’il s’agissait de personnes non apparentées composant le même ménage.
Elle demande également à être rétablie dans son droit à partir de la date d’exclusion.

La décision du tribunal

Le tribunal est saisi de plusieurs problématiques, la première étant celle relative à la qualité d’isolé ou de cohabitant. Les dispositions réglementaires sont rappelées, ainsi que la nature du formulaire C1 rempli par le chômeur lors de sa demande d’allocations : il s’agit d’une déclaration unilatérale, qui peut suffire à établir la qualité du chômeur sur la base de l’article 110, § 4, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991, mais ce tant qu’elle n’est pas mise en doute par l’ONEm, s’appuyant sur des données officielles, qui traduiraient une situation tout autre. Dans cette hypothèse, l’intéressée devrait apporter la preuve que sa déclaration correspond à la réalité.

Il s’agit en l’occurrence d’un habitat partagé (ou colocation) et le tribunal rappelle la jurisprudence récente en la matière, dont un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 5 avril 2017 (C. trav. Bruxelles, 5 avril 2017, R.G. 2015/AB/1.143). Vient également l’arrêt de la Cour de cassation du 9 octobre 2017 (Cass., 9 octobre 2017, n° S.16.0084.N), où la Cour suprême a jugé qu’il faut, mais qu’il ne suffit pas, que les personnes retirent un avantage économique du partage du logement pour qu’il y ait cohabitation au sens de la réglementation. Il est également requis qu’elles accomplissent en commun des tâches, activités et autres affaires ménagères, comme l’entretien et, éventuellement, l’aménagement du logement, la lessive, les courses, la préparation et le partage des repas, et que, pour cela, elles engagent éventuellement des moyens financiers.

Le tribunal examine dès lors longuement les éléments de fait et en conclut que l’intéressée se trouve dans une situation de colocation distincte d’une cohabitation au sens de l’article 59, § 1er, de l’arrêté royal, dès lors qu’il ne ressort pas du dossier qu’elle réglait principalement en commun avec les autres occupants les questions ménagères.

Sur le droit aux allocations d’insertion, dont la fin a été décidée par l’ONEm à la date du 20 août 2015, le tribunal reprend longuement les développements récents faits en doctrine ainsi qu’en jurisprudence sur l’article 23 de la Constitution et l’obligation de standstill qu’il contient. Une particulière attention est accordée à l’article de Daniel DUMONT sur la question (D. DUMONT, « Dégressivité accrue des allocations de chômage versus principe de standstill », J.T., 2013, p. 773) et à celui de Isabelle HACHEZ (I. HACHEZ, « Le principe de standstill : actualité et perspectives », R.C.J.B., 2012, p. 13).

Le tribunal renvoie également à la méthodologie dégagée dans un arrêt de la Cour du travail de Liège (C. trav. Liège, div. Liège, 11 septembre 2017, R.G. 2016/AL/413), étant qu’il faut d’abord vérifier si, du fait de la modification de la législation applicable, l’assuré social a ou non subi une réduction significative de son degré de protection antérieur. Dans l’affirmative, il y a lieu d’examiner si la régression est justifiée par des motifs appropriés et nécessaires liés à l’intérêt général et, si de tels motifs existent, il faut enfin vérifier si le recul infligé est proportionné aux objectifs d’intérêt général poursuivis.

Le tribunal reprend en conséquence la modification du texte intervenue par l’arrêté royal du 28 décembre 2011, qui a limité les allocations d’insertion dans le temps. La première question à se poser en l’espèce est de savoir si, dans la situation spécifique de l’intéressée, la limitation à 36 mois emporte un recul significatif du degré de protection de ses droits économiques, sociaux et culturels. Il constate que l’intéressée n’a pas connu le système précédent et que, sur la base de cet élément, il n’y a pas, en ce qui la concerne, de régression significative mais que c’est à l’aune du concept de dignité humaine que devrait se mesurer l’existence de celle-ci. Un détour est fait par l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 26 avril 2007 (C. const., 26 avril 2007, n° 66/2007) rendu en matière d’allocations familiales, qui a rappelé que le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine peut être atteint notamment par l’ensemble des droits économiques, sociaux et culturels et que le droit à la sécurité sociale est un de ceux-ci.

L’obligation de standstill n’emporte pas de droit acquis à une norme et le législateur peut modifier le dispositif légal s’il assure le maintien d’un niveau de protection au moins équivalent à celui antérieurement consacré. La doctrine (ci-dessus) rappelle par ailleurs que l’obligation de standstill tolère des compensations. La Cour constitutionnelle a encore posé le principe que l’article 23 n’implique pas que les droits fondamentaux recensés doivent être garantis de la même manière pour chaque individu par le législateur et n’empêche donc pas que ces droits soient limités et modulés pour certaines catégories de personnes (C. const., 27 juillet 2011, n° 135/2011). Le tribunal conclut que, vu les éléments dont il dispose en l’espèce, la demanderesse ne subit aucun recul significatif du degré de protection de ses droits économiques, sociaux et culturels qui révélerait une violation possible du principe de standstill déduit de l’article 23 de la Constitution.

Cependant, il ordonne la réouverture des débats sur la question (qu’il soulève) de la légalité de l’article 63, § 2, de l’arrêté royal, introduit par l’arrêté royal du 28 décembre 2011, étant qu’en application de l’article 36 de la loi du 25 avril 2014, les nouveaux §§ 1ersepties et 1erocties sont entrés en vigueur rétroactivement au 1er juillet 2012, tandis que le nouvel article 63, § 2, sortait déjà ses effets depuis le 1er janvier.

Intérêt de la décision

Cet imposant jugement du Tribunal du travail francophone de Bruxelles règle deux questions d’une actualité brûlante, étant d’une part celle de la notion de cohabitation en chômage, dans l’hypothèse de colocation, où de nombreuses décisions de fond admettent actuellement que « colocation » ne signifie pas « cohabitation ». La Cour de cassation est intervenue dans un premier arrêt le 9 octobre 2017 et d’autres décisions devraient suivre, l’ONEm ayant introduit de nombreux pourvois sur des arrêts de cours du travail.

La deuxième question visée est relative au principe du standstill, auquel le tribunal consacre de très longs développements très documentés. Il résulte de son analyse que la régression des droits économiques, sociaux et culturels doit se faire eu égard à la personne de l’assuré social elle-même, le constat étant fait en l’occurrence que celle-ci n’a pas vu ses droits se réduire du fait de la modification de la réglementation, puisqu’elle n’a jamais bénéficié que du nouveau système introduit par l’arrêté royal du 28 décembre 2011.


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