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Domestiques privés et traite des êtres humains

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 4 septembre 2017, R.G. 2015/AB/857

Mis en ligne le jeudi 14 décembre 2017


Cour du travail de Bruxelles, 4 septembre 2017, R.G. 2015/AB/857

Terra Laboris

Dans un arrêt du 4 septembre 2017, la Cour du travail de Bruxelles alloue un dommage moral sur pied de l’article 443quinquies du Code pénal, relatif à la traite des êtres humains, à une domestique privée d’un ménage de diplomates étrangers, retenant qu’elle a été occupée dans des conditions relevant de l’exploitation économique.

Les faits

Un diplomate étranger, en poste à Bruxelles, s’y installe et est rejoint pas sa famille. Quelque temps plus tard, une personne de la même nationalité et résidant dans cet Etat vient en Belgique y exercer la fonction de domestique privée aux fins de s’occuper des enfants.

Elle quittera le domicile de ses employeurs près de 3 ans plus tard et s’adressera rapidement à l’Inspection sociale en vue du dépôt d’une plainte (prestations de travail très importantes et absence de titre de séjour, contrairement aux engagements pris). Elle demande à bénéficier du statut de victime de la traite des êtres humains.

Près de 4 ans plus tard, elle introduit une procédure devant les juridictions du travail. Entre-temps, ses employeurs ne résident plus en Belgique et sont divorcés.

L’objet de sa demande est, outre de très importants arriérés de rémunération, l’octroi de dommages et intérêts pour la réparation du dommage occasionné suite à l’infraction de traite des êtres humains.

Par jugement du 18 juin 2015, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles condamne solidairement les deux membres du couple au paiement des dommages et intérêts demandés et ordonne la réouverture des débats en ce qui concerne le calcul des arriérés de rémunération.

Appel est interjeté par les deux.

La décision de la cour

La cour va en premier lieu examiner (après une question de recevabilité de l’appel) le problème de l’immunité de juridiction. Les deux membres du couple considèrent qu’ils en bénéficient, le mari en sa qualité de personnel consulaire et de diplomate et son épouse en sa qualité d’épouse de celui-ci.

La cour examine en premier lieu la Convention de Vienne sur les relations consulaires du 24 avril 1963 vu que l’époux avait dans un premier temps la qualité de fonctionnaire consulaire pendant la période où la demanderesse était occupée.

Les fonctionnaires consulaires ne bénéficient d’une indemnité de juridiction que pour les actes accomplis dans l’exercice des fonctions consulaires. Or, il s’agit ici d’actes de la vie privée, de telle sorte que l’exception d’immunité de juridiction de ce chef est rejetée. Celle réclamée par l’épouse l’est également, la cour relevant que la Convention de Vienne n’accorde pas d’immunité de juridiction aux membres de la famille d’un fonctionnaire consulaire.

Une deuxième cause d’immunité est invoquée, étant que, pour la fin de la période concernée, l’époux a eu la qualité de diplomate. La cour examine dès lors l’autre Convention de Vienne, étant celle du 18 avril 1961 sur les relations diplomatiques.

L’immunité de la juridiction civile de l’Etat accréditaire, prévue à l’article 31 de la Convention, fait obstacle à ce que son bénéficiaire soit soumis aux cours et tribunaux belges. Cette immunité couvre les actes posés à la fois dans le cadre de la mission du diplomate ainsi que dans celui de sa sphère privée (sauf exceptions non rencontrées ici).

La cour considère qu’il ne faut pas se placer exclusivement au moment du jugement pour vérifier si l’immunité de juridiction peut être invoquée, puisqu’elle interdit également d’entamer et de diligenter des poursuites contre la personne qui en bénéficie. C’est dès lors à la date de l’intentement de la procédure qu’il faut se placer pour examiner si l’agent diplomatique peut invoquer l’immunité, et la cour relève, rappelant la doctrine du Professeur J. SALMON (J. SALMON, « Manuel de droit diplomatique », Bruylant, 1994, p. 403), que celle-ci pourrait constituer une cause de suspension temporaire de la procédure.

La cour conclut que le diplomate pouvait être assigné devant les juridictions belges pour les faits relatifs à l’occupation de l’intéressée.

La demanderesse ayant par ailleurs demandé à la cour de confronter ce principe d’immunité de juridiction au droit au procès équitable, qui inclut le droit d’accès à un tribunal, la cour fait un long rappel des principes en la matière, renvoyant notamment à la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme (dont Cr.E.D.H., 8 novembre 2016, NAKU, Req. n° 26.126/07), selon laquelle il y a lieu de vérifier in concreto la proportionnalité de la limitation apportée au droit d’accès au juge par rapport au but légitime que la limitation poursuit, et ce en prenant en considération toutes les circonstances de l’espèce. Il appartient à l’intéressée d’établir qu’il y a eu une limitation concrète de son droit d’accès à un juge, et ce de manière disproportionnée, ce qui n’est pas le cas

Par ailleurs – et soulignant que le couple s’est séparé à une date inconnue –, la cour aboutit, pour ce qui est de l’épouse, à la conclusion qu’elle ne pouvait se prévaloir d’une immunité en tant que membre de la famille faisant partie du ménage.

Elle va dès lors passer à l’examen du fond, pour les deux chefs de demande.

Pour ce qui est du non-paiement de la rémunération, la cour retient l’infraction en précisant son élément matériel ainsi que son élément moral. L’affaire fait cependant l’objet d’une réouverture des débats sur cette question, aux fins de conclure essentiellement sur les montants.

Pour ce qui est de la traite des êtres humains, elle rappelle que celle-ci est visée par le Code pénal en son article 443quinquies, § 1er (modifié par la loi du 29 avril 2013 en vue de clarifier et d’étendre la définition de la traite des êtres humains).

La cour reprend les éléments constitutifs de l’infraction et la jurisprudence de la Cour de cassation en la matière (Cass., 5 juin 2012, n° P.12.0107.N) : l’élément constitutif est la mise au travail d’une personne s’inscrivant dans des conditions contraires à la dignité humaine. Les conditions de travail doivent être humainement indignes. Celle qui est opérée de manière telle que les travailleurs sont exploités économiquement constitue une mise au travail contraire à la dignité humaine visée à la disposition.

La cour examine ensuite l’ensemble des éléments de fait qui sont pointés par la travailleuse (ainsi notamment des prestations de l’ordre de 90 heures par semaine pour un salaire de 150 euros par mois – ce qui est qualifié par la cour d’« exploitation » –, absence de toute sécurité sociale, obligation de dormir dans la chambre des enfants, ce qui supposait l’absence de tout espace privé, etc.).

La cour conclut que l’intéressée a dès lors été recrutée, hébergée et accueillie dans le but de la faire travailler dans des conditions contraires à la dignité humaine, caractérisées par l’exploitation économique, l’absence de toute couverture sociale et la privation de tout espace de vie privée.

Pour ce qui est de la demande d’indemnisation, la cour règle en premier lieu la question de la prescription, renvoyant à l’article 2262bis du Code civil, selon lequel l’action civile résultant d’une infraction se prescrit par 5 ans à partir du lendemain du jour où la personne lésée a eu connaissance de son dommage et de l’identité du responsable (ne pouvant cependant se prescrire avant l’action publique).

Il y a en l’espèce délit continué, les faits commis à l’égard de la victime étant l’exécution successive de la même intention, celle de mettre la personne au travail dans des conditions contraires à la dignité humaine (la cour rappelant sur cette question la doctrine de C. CHICHOYAN, « Traite des êtres humains », Droit pénal et procédure pénale, Kluwer, 2014, p. 120).

Elle considère que le montant réclamé est raisonnable et l’accorde au titre de dédommagement moral.

Elle confirme la responsabilité solidaire des deux employeurs.

Intérêt de la décision

Rares sont les décisions rendues sur la question.

La cour du travail fait très légitimement droit à la demande, eu égard aux diverses infractions constatées à la réglementation sociale, qui a un caractère d’ordre public pour ces questions.

C’est l’ensemble des conditions de travail, la durée tout à fait excessive de celui-ci et l’atteinte aux droits fondamentaux de l’intéressée qui ont amené la cour à conclure à une situation d’exploitation.

L’on notera encore qu’elle a retenu l’infraction continuée, vu la persistance d’une même intention, étant celle de mettre la personne au travail dans des conditions contraires à la dignité humaine.


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