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La réparation forfaitaire des dommages causés par un risque professionnel n’est pas source de discrimination au sens de la C.E.D.H.

Commentaire de Cr.E.D.H., 12 janvier 2017, Req. n° 74.734/14 (SAUMIER c/ FRANCE)

Mis en ligne le vendredi 31 mars 2017


Cour européenne des Droits de l’Homme, 12 janvier 2017, Req. n° 74.734/14 (SAUMIER c/ FRANCE)

Terra Laboris

Dans un arrêt du 12 janvier 2017, la Cour européenne des Droits de l’Homme rejette un recours introduit sur pied de l’article 14 de la Convention (combiné avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel), qui tendait à faire admettre l’existence d’une discrimination dans la réparation des dommages subis par les victimes d’accident du travail ou de maladie professionnelle par rapport à la réparation en droit commun : pour la Cour, dans ces deux hypothèses, les victimes ne sont pas dans une situation analogue ou comparable.

Les faits

Une employée de laboratoire travaillant en France a été exposée à du bioxyde de manganèse dans l’exercice de ses fonctions. Elle a contracté la maladie de Parkinson. La maladie, dont les effets ont été pour la première fois ressentis aux environs de l’année 1994, alors que l’intéressée avait 27 ans, fut constatée médicalement en l’an 2000.

L’intéressée dut cesser toute activité, souffrant d’un fort handicap nécessitant une aide de tiers.

La procédure devant les juridictions françaises

Le Tribunal des affaires sociales de Créteil a reconnu en 2008 le caractère professionnel de la maladie et l’intéressée a été indemnisée par la Caisse Primaire d’Assurance Maladie (C.P.A.M.) sur la base d’un taux d’incapacité permanente de 70%. Ceci représente une rente de l’ordre de 11.400 € par an.

Dans le cadre d’une deuxième procédure, tendant à faire admettre la faute inexcusable de l’employeur, le même tribunal statua, deux ans plus tard, en octobre 2010, fixant la rente à son taux maximum. Le montant est de l’ordre de 12.750 € par an. Comme la loi française l’autorise, un expert fut désigné aux fins d’évaluer les préjudices extrapatrimoniaux. Dans son rapport, l’expert admet, à partir d’une date de consolidation au 1er janvier 2008, un déficit fonctionnel permanent de 50%. Il fixe également l’évaluation des souffrances physiques et morales ainsi que les atteintes esthétiques. Sur le plan professionnel, il y a inaptitude définitive. L’expert retient encore un préjudice d’agrément (perte de la possibilité d’exercer des activités sportives ou de loisir) et une aide de tiers est admise à concurrence de cinq heures par jour pendant une période de quelques mois, durée journalière qui va être réduite au fil du temps. Des réserves sont également prévues eu égard à la possibilité d’une aggravation de la pathologie.

L’intéressée demande, en conséquence, l’indemnisation de l’ensemble de ses préjudices. Il s’agit d’un montant supérieur à 1.200.000 €.

La C.P.A.M. conteste, au motif du libellé de l’article L.452-3 du Code de la sécurité sociale, qui énumère les préjudices indemnisables.

Sont dès lors pris en compte les frais d’aide de tiers (temporaire et permanente), une « incidence professionnelle », un déficit fonctionnel temporaire, une indemnisation pour souffrances ainsi que pour préjudice esthétique, préjudice d’agrément et préjudice extrapatrimonial évolutif.

Le montant est de l’ordre de 745.000 €.

Les postes rejetés - parce que ne figurant pas dans les préjudices indemnisables - sont relatifs à la perte de gains professionnels actuels et futurs, ainsi qu’au déficit fonctionnel permanent (pour lequel l’intéressée réclame une réparation forfaitaire).

La C.P.A.M. interjette appel devant la Cour d’appel de Paris, qui réforme le jugement, rappelant que l’article L.452-3 du Code de sécurité sociale prévoit que la victime peut – indépendamment de la majoration de rente de l’accident du travail – demander la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, ainsi que la réparation des préjudices esthétiques, d’agrément et du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle. La Cour d’appel rappelle que cette disposition ne fait pas obstacle aux demandes d’indemnisation des dommages non couverts par les dispositions correspondantes du Code de la sécurité sociale.

L’indemnisation complémentaire ne couvre cependant pas l’ensemble des postes d’indemnisation possibles (la cour renvoyant à la nomenclature ˝Dintilhac˝). Seuls les dommages ne donnant lieu à aucune indemnisation au titre du Code de la sécurité sociale, même forfaitaire ou plafonnée, peuvent faire l’objet d’une réparation dans le cadre de l’action contre l’employeur pour faute inexcusable. Pour la cour cependant, la perte de gains professionnels, l’incidence professionnelle et le déficit fonctionnel permanent sont déjà réparés par la majoration de la rente. De même, les dépenses de santé actuelles et futures sont prises en charge, ainsi que les frais d’aide de tiers après consolidation.

La cour d’appel rejette par ailleurs le préjudice extrapatrimonial évolutif, considérant que celui-ci recouvre l’ensemble des préjudices de caractère personnel consécutifs à la maladie et que les souffrances, qui figurent parmi ceux-ci, sont déjà réparées autrement. Dans son évaluation, l’expert a pris en compte, pour la cour, l’évolution de la maladie, ainsi que les traitements subis, les douleurs dues à ceux-ci et les souffrances morales.

La cour réforme également le jugement sur les montants.

Un pourvoi est introduit devant la Cour de cassation, dans lequel l’intéressée évoque notamment la Convention européenne des Droits de l’Homme en son article 5, § 1er, ainsi qu’en l’article 1er du Premier Protocole additionnel. Le pourvoi est rejeté, au motif que les dommages dont la réparation est demandée ont déjà été pris en compte dans le cadre des postes indemnisables au sens du Code de la sécurité sociale (article L.452-3).

Un recours est introduit devant la Cour européenne.

L’intéressée y fait essentiellement valoir que, contrairement aux victimes de fautes relevant du droit commun, les salariés, victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle du(e) à une faute inexcusable de leur employeur, ne peuvent obtenir la réparation intégrale du dommage. Elle renvoie à l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel.

La décision de la Cour

A l’unanimité, la Cour européenne conclut à la non-violation de l’article 14 (qui interdit la discrimination), combiné avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention (qui protège la propriété).

Pour la Cour européenne, en substance, les salariés victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle causé(e) par la faute de leur employeur ne se trouvent pas dans des situations analogues ou comparables à des individus victimes de dommages corporels ou d’atteintes à la santé causé(e)s par la faute d’un tiers (n’étant pas l’employeur). Le régime spécial de responsabilité en la matière est distinct du régime de droit commun, étant qu’il ne repose pas sur la preuve d’une faute et d’un lien de causalité entre la faute et le dommage, mais sur la solidarité et l’automaticité. La Cour ajoute que la réparation existant en droit français lorsqu’est avérée la faute inexcusable de l’employeur est un complément des dédommagements automatiquement perçus par la victime, ce qui est une deuxième distinction par rapport à la situation de la réparation en droit commun.

La situation du salarié n’est dès lors pas la même que celle d’une personne victime d’un dommage intervenu dans un autre contexte. Pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14 de la Convention, il faut une différence de traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour européenne statue sur une affaire française. La réparation du risque professionnel en droit français n’est pas identique à celle que nous connaissons en droit belge. L’on notera, comme point d’intérêt particulier, que le droit français admet la réparation des accidents du travail et maladies professionnelles dans le cadre de la sécurité sociale générale, les indemnisations étant fixées dans le Code de sécurité sociale. Il peut en outre, au-delà de ce système forfaitaire de réparation, être fait appel à la faute inexcusable de l’employeur. La juridiction devra statuer sur celle-ci, dans un deuxième temps, une procédure devant être introduite à cette fin. Les préjudices indemnisables sont alors élargis.

L’enseignement de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme est cependant valable pour le mécanisme de réparation de droit belge, qui – sans admettre que la responsabilité de l’employeur puisse être mise en cause vu le principe général de l’immunité patronale (hors les quelques exceptions limitativement énumérées) - présente également un caractère forfaitaire.

Le point important de la décision est ici de rejeter une possible discrimination au sens de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel entre victimes d’un risque professionnel et victimes d’un dommage en général. L’article 14 ne peut trouver à s’appliquer vu qu’il ne s’agit pas de catégories comparables ou analogues.


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