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Motif grave et principe de proportionnalité

Commentaire de Cass., 6 juin 2016, n° S.15.0067.F

Mis en ligne le lundi 14 novembre 2016


Cour de cassation, 6 juin 2016, n° S.15.0067.F

Terra Laboris

Par arrêt du 6 juin 2016, la Cour de cassation censure la prise en compte dans l’appréciation d’un motif grave d’éléments tirés de la carrière professionnelle du travailleur, de son ancienneté, de la qualité de ses prestations ainsi que des effets de la perte de l’emploi, rappelant que les critères du motif grave sont ceux de l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978 et qu’il n’y a pas lieu d’en ajouter d’autres.

Rétroactes

La Cour de cassation est saisie d’un pourvoi contre un arrêt de la Cour du travail de Liège rendu le 12 janvier 2015.

Les faits concernent une employée du secteur de la grande distribution, à qui il est reproché d’avoir détourné à son profit des « points bonus » de clients à l’aide d’une carte de dépannage, points qu’elle a ensuite transférés sur sa carte bonus personnelle. Le total est de 55 €. L’employée avait presque 22 ans d’ancienneté de service irréprochable.

L’arrêt de la Cour du travail de Liège

La cour du travail a confirmé le jugement du tribunal, qui avait conclu à l’absence de motif grave.

Dans sa décision, la cour se penche longuement sur l’application du principe de proportionnalité en jurisprudence, soulignant que c’est l’atteinte aux relations de confiance entre les parties qui constitue le critère essentiel de l’appréciation de la gravité de la faute reprochée.

Toute faute, même d’une certaine gravité, ne peut être automatiquement érigée en motif grave justifiant la rupture immédiate du contrat sans préavis ni indemnité. Ne peuvent être visées que les fautes dont la gravité est telle qu’elles ont pour effet de rendre immédiatement et définitivement impossible toute poursuite de la relation contractuelle. La privation de l’emploi sans préavis ou indemnité constitue la sanction suprême.

La cour du travail renvoie à de la jurisprudence et à de la doctrine, selon laquelle il existe une hiérarchie des fautes graves. Appliquée au secteur de la distribution, cette notion fait l’objet d’un examen plus rigoureux, eu égard aux spécificités de celui-ci (importants phénomènes de vol, impossibilité de surveiller tous les faits et gestes du personnel, etc.).

La cour relève ensuite que la jurisprudence reste divisée sur l’application du principe de proportionnalité. Est notamment mis en exergue dans une partie des décisions le fait qu’inclure des éléments étrangers à la relation contractuelle en prenant en considération des facteurs sur lesquels l’employeur n’a pas d’emprise est de nature à conduire à une insécurité juridique et une inégalité entre les justiciables, dès lors que l’intensité de la faute est la même et que celle-ci n’est pas influencée par le préjudice qui en découle pour le travailleur. D’autres décisions effectuent un contrôle de proportionnalité entre la gravité de la faute et la sanction. La cour conclut que l’apparente hétérogénéité de ces décisions est le fruit du pouvoir d’appréciation souverain du juge, dans le respect des principes dégagés par la Cour de cassation.

Appliquant le principe de proportionnalité aux faits de la cause, la cour conclut qu’il y a une faute grave, que l’intéressée a d’ailleurs spontanément admise lorsqu’elle a été auditionnée. La cour pointe cependant qu’il s’agit du seul écart commis en près de 22 ans et qu’elle a été félicitée peu de temps auparavant pour sa collaboration sans cesse dévouée, son attachement à l’entreprise, sa conscience professionnelle, etc.

Pour la cour, la faute isolée ne peut pas être considérée comme suffisamment grave pour entraîner la rupture irrémédiable de confiance. Vu les circonstances de la cause, la faute grave ne se trouve pas dans un rapport raisonnable de proportionnalité avec la sanction.

Le pourvoi

Le pourvoi tient en trois branches, la première portant sur l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978 et les deux autres sur l’article 149 de la Constitution.

La première branche fait essentiellement valoir que, dans l’appréciation de l’existence du motif grave, le juge ne peut s’écarter des critères de l’article 35. Dès lors que l’employée a commis une faute grave, il ne peut tempérer celle-ci par le recours au principe de proportionnalité et ne peut dès lors légalement octroyer une indemnité compensatoire de préavis. L’intensité de la faute grave n’est pas influencée par le préjudice qui en découle pour le travailleur. Ce faisant, le juge ajoute une condition à l’article 35. L’arrêt ayant précisé qu’il y avait lieu d’éviter l’excessive sévérité de l’article 35, le pourvoi relève que, ce faisant, il se substitue au législateur.

La décision de la Cour

La Cour reprend, sur la première branche, la disposition légale, rappelant la définition du motif grave. Le juge peut, à la condition de ne pas modifier les critères que la loi donne du motif grave, avoir égard à tous éléments de nature à fonder son appréciation. La motivation de l’arrêt de la Cour du travail lie l’appréciation de la possibilité de poursuivre les relations professionnelles malgré la faute grave à un critère qui lui est étranger, à savoir la disproportion entre cette faute et la perte de l’emploi. Ce faisant, la cour du travail a violé l’article 35, alinéa 2, de la loi du 3 juillet 1978.

La Cour de cassation reprend, dans ses attendus, l’articulation du raisonnement de la cour du travail, qui est partie du constat que la matérialité des faits n’était pas contestée, mais qu’il s’agissait d’un seul écart commis en 22 ans de service, alors qu’il y avait eu des félicitations de l’intéressée pour sa collaboration et que, bénéficiant manifestement de l’entière estime de la direction et de ses collègues, la faute isolée commise ne pouvait être considérée à ce point grave qu’elle rendait immédiatement et définitivement impossible la poursuite des relations contractuelles.

Intérêt de la décision

Dans son arrêt, la Cour du travail de Liège avait manifestement mis dans la balance d’une part la faute commise et de l’autre le passé irréprochable de l’employée, son ancienneté, les autres éléments très positifs de la relation de travail, ainsi que les effets néfastes de la perte de l’emploi.

Pour la Cour de cassation, ce faisant, l’on ajoute aux critères de l’article 35. En considérant que la carrière de l’intéressée allait s’arrêter brusquement et de manière très préjudiciable pour elle au vu de la faute commise, la cour du travail s’est, effectivement, livrée à un examen du rapport entre la faute commise et le préjudice que subira le travailleur suite au licenciement, situation qu’elle estime devoir corriger en atténuant la sévérité du dispositif légal par la prise en compte des éléments ci-dessus.

Cette manière d’apprécier le motif grave est censurée.

Il n’en demeure pas moins qu’existe malgré tout un examen fait, dans l’appréciation du motif, de la gravité de la faute elle-même. Dès lors qu’une faute est admise comme n’ayant pas le degré de gravité tel qu’elle met immédiatement en péril la poursuite de la relation contractuelle, cette faute et de nature à entraîner une sanction, qui ne peut cependant être disproportionnée eu égard à la gravité du manquement.

L’on notera encore que la Cour de cassation énonce que « (…) la faute grave commise par la (travailleuse), (…) constitue le critère légal de la notion de motif grave (…) », identifiant ainsi la faute grave commise au motif grave dans sa définition légale.

Il est cependant régulièrement admis que des fautes peuvent être graves sans toutefois avoir nécessairement ce degré de gravité.


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