Terralaboris asbl

Des précisions de la Cour de Justice de l’Union européenne sur la notion de transfert d’entreprise

Commentaire de C.J.U.E., 26 novembre 2015, Aff. n° C-509/14 et C.J.U.E., 9 septembre 2015, Aff. n° C-160/14

Mis en ligne le vendredi 15 avril 2016


Des précisions de la Cour de Justice de l’Union européenne sur la notion de transfert d’entreprise

Terra Laboris

La C.J.U.E. a rendu fin 2015 deux arrêts importants sur les critères à prendre en compte pour déterminer l’existence d’un transfert d’entreprise. Il s’agit des affaires :

  • C.J.U.E., 26 novembre 2015, Aff. n° C-509/14 (ADMINISTRADOR DE INFRAESTRUCTURAS FERROVIARIAS (ADIF) c/ Luis AIRA PASCUAL, ALGEPOSA TERMINALES FERROVIARIOS SL et FONDO DE GARANTIA SALARIAL)
  • C.J.U.E., 9 septembre 2015, Aff. n° C-160/14 (João Filipe FERREIRA DA SILVA e BRITO e.a. c/ ESTADO PORTUGUÊS)

La seconde affaire aborde également la question de la responsabilité de l’Etat pour violation du droit de l’Union.

1.
Aff. n° C-509/14

Les faits

L’ADIF est une entreprise publique espagnole. Elle s’occupe de travaux de manutention dans le terminal de Bilbao, service fourni à la Renfe (société nationale de chemins de fer). Le service a été externalisé, en vertu d’un contrat de gestion de services publics. A l’expiration du délai, le service est repris par l’ADIF, qui l’assure avec son propre personnel. Elle informe la société qui l’assurait (ALGEPOSA) de son refus d’être subrogée dans les droits et obligations de celle-ci à l’égard de son personnel. En conséquence, un licenciement collectif intervient au sein de cette dernière.

Un des travailleurs licenciés introduit une procédure, considérant que la reprise en gestion directe de la fourniture du service est un transfert d’entreprise. Il sollicite que, conformément au droit espagnol, le licenciement soit annulé ou, à titre subsidiaire, déclaré illégal et que l’ADIF soit contrainte de le réintégrer.

Le travailleur obtient gain de cause en première instance et l’ADIF interjette appel. La Cour supérieure de Justice de la Communauté autonome du Pays basque (Tribunal Superior de Justicia de la Comunidad Autónoma del País Vasco) relève que la Cour de Justice ne s’est pas encore prononcée en cas de reprise de la gestion directe d’un service public par l’entreprise en charge de ce service. En l’espèce, l’entreprise recourt pour cette gestion à son propre personnel sans reprendre celui du co-contractant et poursuit le service par le recours à des moyens matériels (essentiels à la réalisation de celui-ci) qui lui ont toujours appartenu, cette utilisation ayant été imposée au co-contractant. Elle interroge dès lors la Cour de Justice.

La décision de la Cour de Justice

Après avoir reformulé la question posée, la Cour de Justice fait un important rappel de principe, étant que :

1. La Directive s’applique aux entreprises publiques exerçant une activité économique, que ces entreprises poursuivent ou non un but lucratif. En conséquence, si le cessionnaire est une personne morale de droit public, il peut y avoir transfert.

2. La Directive s’applique à tout transfert d’entreprise, d’établissement ou de partie d’entreprise ou d’établissement à un autre employeur résultant d’une cession conventionnelle ou d’une fusion. Sont visées toutes les hypothèses de changement de la personne physique ou morale responsable de l’exploitation de l’entreprise, et ce dans le cadre de relations contractuelles, sans qu’il importe de savoir si la propriété des éléments corporels est transférée. Ainsi, la Directive est applicable si une entreprise confiait à une autre l’exécution de travaux et qu’elle décide d’assurer ceux-ci elle-même.

3. Le transfert doit porter sur une entité économique maintenant son identité, celle-ci étant entendue comme un ensemble organisé de moyens en vue de la poursuite d’une activité économique, que celle-ci soit essentielle ou accessoire. L’importance à accorder aux différents critères varie en fonction de l’activité exercée, voire des méthodes de production et d’exploitation. Ainsi, si l’activité repose essentiellement sur la main-d’œuvre, l’identité de l’entité économique ne peut être maintenue si l’essentiel des effectifs n’est pas repris par le cessionnaire.

En l’espèce, l’activité repose certes sur de la main-d’œuvre, mais aussi sur des équipements importants (grues, locaux,…), éléments indispensables à l’exercice de l’activité.

Pour la Cour, cette activité repose donc essentiellement sur les équipements. La question de la propriété de ceux-ci n’est pas pertinente aux fins de déterminer l’application de la Directive. Quant à l’absence de reprise du personnel, celle-ci ne suffit pas à exclure l’existence d’un transfert d’une entité maintenant son identité. Il appartiendra au juge national de déterminer sur la base des circonstances de fait qui caractérisent l’opération s’il y a ou non transfert.

La Cour règle, en conséquence, la question posée comme suit : en vertu de l’article 1er, § 1er, de la Directive, rentre dans le champ d’application de la Directive l’opération par laquelle une entreprise publique en charge d’une activité économique (manutention d’unités de transport intermodal en l’espèce) confie cette exploitation par un contrat de gestion de services publics à une autre entreprise et met à disposition de cette dernière les infrastructures et équipements nécessaires dont elle est propriétaire pour décider de mettre fin à ce contrat sans reprendre le personnel de cette dernière vu qu’elle exploite désormais elle-même avec son propre personnel.

2
Aff. n° C-160/14

Les faits

La société d’aviation portugaise TAP était le principal actionnaire d’une société privée AIA (AIR ATLANTIS S.A.), qui s’occupait de vols charters. Suite à la dissolution de celle-ci, un licenciement collectif intervient. Deux mois et demi plus tard, la TAP opère une partie des vols d’AIA, s’agissant de vols charters, marché sur lequel elle n’était pas active jusque-là. Elle utilise une partie de l’équipement, notamment des avions. Elle reprend les contrats de loyer (crédit-bail), ainsi que des équipements de bureau et autres biens mobiliers. Elle recrute, également, d’anciens salariés d’AIA.

Le Tribunal du travail de Lisbonne (Tribunal do Trabalho de Lisboa), saisi par plusieurs travailleurs qui demandant leur réintégration et le paiement des rémunérations, conclut à l’existence d’un transfert à tout le moins partiel (maintien de l’identité de l’établissement, poursuite des activités, substitution de la TAP à l’ancien employeur dans les contrats de travail).

La Cour d’appel de Lisbonne (Tribunal da Relação de Lisboa) réforme le jugement. Un recours est introduit devant le Tribunal suprême (Supremo Tribunal de Justiça), qui confirme la légalité du licenciement collectif. Il y a, pour la juridiction, absence d’identité entre les deux « entités » concernées et, donc, pas de transfert. En outre, aucun passage de clientèle de l’une vers l’autre n’est constaté. La juridiction rejette en outre les demandes de question préjudicielle à la Cour de Justice présentées devant elle.

Un recours en responsabilité civile extracontractuelle a alors été introduit contre l’Etat, considérant que le Tribunal suprême avait mal appliqué la notion de « transfert d’établissement » au sens de la Directive 2001/23 et avait méconnu son obligation de poser à la Cour de Justice les questions d’interprétation du droit de l’Union. Le tribunal (civil) décide alors de poser des questions préjudicielles, afin de savoir si la notion de « transfert d’établissement » a été mal appliquée, rendant ainsi l’arrêt manifestement illégal. La Cour est également interrogée sur l’obligation pour la juridiction portugaise de procéder au renvoi préjudiciel.

La Cour est dès lors saisie de plusieurs questions.

1. Sur la notion de transfert, qui fait l’objet de la première, elle rappelle sa jurisprudence constante, étant que la Directive vise à assurer la continuité des relations de travail existantes dans le cadre d’une entité économique indépendamment d’un changement de propriétaire. Le critère décisif est que l’entité ait gardé son identité, ce qui résulte notamment de la poursuite effective de l’exploitation ou de sa reprise. Il faut dès lors examiner les circonstances de fait : type d’entreprise ou d’établissement, transfert ou non d’éléments corporels (bâtiments et biens mobiliers), valeur des éléments incorporels au moment du transfert, reprise ou non de l’essentiel des effectifs par le nouveau chef d’entreprise, transfert de clientèle, degré de similarité des activités exercées, ainsi que durée de l’éventuelle suspension de ces activités. Il faut procéder à une évaluation d’ensemble de celles-ci et non pas apprécier chacun des éléments séparément.

La Cour relève qu’il s’agit en l’espèce du secteur des transports aériens, dans lequel le transfert de matériels doit être considéré comme un élément essentiel aux fins d’apprécier l’existence d’un transfert d’établissement. Ce qu’il faut vérifier est non le maintien de l’organisation spécifique imposée par l’entrepreneur aux divers facteurs de production transférés, mais le lien fonctionnel d’interdépendance et de complémentarité entre ces facteurs. Ceux-ci permettent de vérifier la préservation de l’identité de l’entité transférée.

La Cour conclut dès lors qu’il y a transfert d’établissement lorsqu’une entreprise de vols charters est dissoute par son actionnaire majoritaire – étant lui-même une entreprise de transport aérien – et qu’il se substitue à l’entreprise dissoute en reprenant les contrats, en exerçant les activités de celle-ci, en réintégrant certains travailleurs (à qui sont attribuées des fonctions identiques) et en reprenant des petits équipements.

2. La Cour répond ensuite à la seconde question. Celle-ci porte sur l’obligation figurant à l’article 267 TFUE en vertu duquel lorsqu’il n’existe aucun recours juridictionnel de droit interne contre la décision d’une juridiction nationale, celle-ci est en principe tenue de saisir la Cour dès lors qu’une question relative à l’interprétation du droit de l’Union est soulevée devant elle.

La Cour souligne que, dans une matière comme celle-ci, où sont développés des courants jurisprudentiels contradictoires au niveau national au sujet de la notion de transfert d’établissement, la juridiction nationale dont la décision n’est pas susceptible de faire l’objet d’un recours interne doit déférer à son obligation de saisine de la Cour de Justice, et ce afin d’écarter le risque d’une interprétation erronée du droit de l’Union.

3. Enfin, elle aborde une troisième question relative à la responsabilité de l’Etat pour les dommages causés aux particuliers en raison d’une violation du droit de l’Union commise par une juridiction dont les décisions ne sont pas susceptibles de faire l’objet d’un recours interne. Pour la Cour de Justice, une fois réunies les conditions relatives à la mise en cause de la responsabilité de l’Etat, celui-ci doit, conformément au droit national, réparer les conséquences du préjudice causé. Les conditions des législations nationales ne peuvent toutefois être moins favorables que celles qui concernent des réclamations semblables de nature interne (principe d’équivalence) ni être aménagées de manière à rendre, en pratique, impossible ou excessivement difficile l’obtention de la réparation (principe d’effectivité).

L’Etat portugais plaidant l’autorité de la chose jugée ainsi que le principe de sécurité juridique, la Cour de Justice rappelle l’importance du principe de l’autorité de la chose jugée, dont les modalités de mise en œuvre relèvent de la compétence des Etats membres – en l’absence de réglementation européenne en la matière –, conformément au principe de l’autonomie procédurale des Etats. La reconnaissance de la responsabilité de l’Etat n’implique pas une remise en cause de l’autorité de la chose définitivement jugée. Le principe de la responsabilité de l’Etat inhérent à l’ordre juridique de l’Union exige en effet une réparation mais n’impose pas la révision de la décision juridictionnelle qui a causé le dommage.

Quant au principe de sécurité juridique, il est inhérent au système des traités sur lesquels l’Union est fondée.

Elle conclut qu’aucun des deux principes ne peut constituer un obstacle important à l’application effective du droit de l’Union et, notamment, d’un principe aussi fondamental que celui de la responsabilité de l’Etat pour violation de celui-ci.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be