Terralaboris asbl

Un nouvel arrêt relatif à la preuve par détective

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 18 mai 2015, R.G. 2014/AB/996

Mis en ligne le jeudi 10 décembre 2015


Cour du travail de Bruxelles, 18 mai 2015, R.G. 2014/AB/996

Terra Laboris asbl

Dans un arrêt du 18 mai 2015, la Cour du travail de Bruxelles rappelle les limites de l’admissibilité de la preuve par détective, ainsi que les conditions d’exercice de cette profession.

Les faits

Un travailleur est victime d’un accident du travail en octobre 2011. L’assureur conclut à une consolidation un an plus tard avec un taux d’incapacité permanente de 5%.

L’intéressé n’étant pas d’accord avec cette conclusion, une procédure est introduite devant le Tribunal du travail néerlandophone de Bruxelles, qui, par jugement du 7 mars 2013, désigne un expert.

Dans le cadre de l’expertise, celui-ci propose un taux d’incapacité permanente de 10%, la période d’incapacité temporaire étant très légèrement modifiée par rapport à la proposition de l’assureur et à la date de consolidation.

Suite à un échange d’informations entre parties, l’expert fixe dans son rapport définitif, le taux d’IPP à 7%. La diminution du taux, décidée par l’expert entre ses préliminaires et son rapport définitif, se fonde notamment sur une vidéo produite par l’entreprise d’assurances, indiquant que l’intéressé avait davantage de liberté de mouvement que ceci n’avait été compris au départ.

Dans son jugement, le tribunal écarte le DVD des débats ainsi que le rapport de l’expert judiciaire. Il désigne un autre expert.

L’assureur interjette appel, contestant que les moyens de preuve, réunis par un détective privé, soient écartés.

Décision de la cour du travail

La cour constate que l’entreprise d’assurances a chargé un détective privé de filmer l’intéressé un jour de mai 2013, alors qu’il se rendait à une séance de l’expertise judiciaire. Elle relève que les parties sont en désaccord quant à la validité des constatations du détective, au regard de la loi du 19 juillet 1991 organisant la profession de détective privé.

La cour reprend plusieurs dispositions de cette loi, étant, dans un premier temps, essentiellement les articles 5 et 7. Ces dispositions interdisent au détective privé d’espionner ou de faire espionner ou de prendre ou de faire prendre intentionnellement des vues de personnes qui se trouvent dans des lieux non accessibles au public, à l’aide d’un appareil quelconque, sans que le gestionnaire du lieu et les personnes concernées aient donné leur consentement à cette fin. Il ne peut davantage installer ou faire installer ou encore mettre à disposition du client ou des tiers des appareils dans l’intention de faire les constatations ci-dessus. De même, il ne peut recueillir sur les personnes qui font l’objet de ses activités professionnelles des informations relatives à leurs convictions ou leur orientation sexuelle ou encore sur leur santé. Elle constate que le premier juge a suivi l’intimé étant que le détective privé avait recueilli des informations interdites.

La cour renvoie aux travaux préparatoires (Rapport de la Commission, Sénat, 1990-1991, n° 1259/2), selon lesquels la protection du secret médical est manifestement insuffisante pour empêcher un détective privé de réunir des informations sur la santé de quelqu’un et de transmettre celles-ci à son client. Ces investigations constituent une atteinte inadmissible à la vie privée.

La cour constate que, en l’espèce, telle n’a cependant pas été la mission que l’assureur a confiée au détective, et ce, eu égard à l’examen de la convention entre parties. La mission consistait à vérifier l’emploi du temps de l’intéressé pendant une journée déterminée. Reprenant les constatations qui figurent sur les images vidéos, la cour relève que l’on est sur la voie publique, l’intéressé conduisant son véhicule à certains moments. Elle est d’avis que le fait que des images aient été prises lors du temps de conduite ainsi que lors de l’entrée dans le véhicule le jour où l’intéressé se rendait chez le médecin-expert ne constitue pas une information relative à l’état de santé.

Le législateur n’a en effet pas voulu empêcher qu’un détective privé puisse rapporter la preuve du fait qu’une partie qui prétend être en incapacité de travail est en mesure d’exécuter certaines activités, ainsi, par l’exercice de sport ou d’activités professionnelles, ou la conduite d’un véhicule. L’article 1, § 1, 3° de la loi prévoit, au contraire, que le détective privé peut exercer des activités consistant à réunir des éléments de preuve ou constater des faits qui donnent ou qui peuvent donner lieu à des conflits entre des personnes ou qui peuvent être utilisés pour mettre fin à ces conflits.

Or, dans l’acte introductif d’instance, l’intéressé avait fait valoir, à l’appui de sa demande d’évaluation de l’incapacité permanente le fait qu’il ne pouvait plus se promener, conduire son véhicule, jouer avec son fils, nager, etc.

La cour constate encore qu’il n’y a pas d’infraction à la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée à l’égard des traitements de données à caractère personnel, l’assureur ayant respecté les obligations mises à sa charge par l’article 7 et (essentiellement) l’article 9.2.

Si, en vertu de l’article 7, le traitement de données à caractère personnel relatives à la santé est interdit, des exceptions sont prévues par le texte, étant notamment lorsque le traitement des données est nécessaire à la réalisation d’une finalité fixée par ou en vertu de la loi, en vue de l’application de la sécurité sociale (c), ainsi que lorsque le traitement est nécessaire à la constatation, à l’exercice ou à la défense d’un droit en justice (i).

Lorsque celles-ci n’ont pas été obtenues auprès de la personne concernée, la loi impose également au responsable du traitement des données, dès l’enregistrement de celles-ci ou si une communication de ces données à un tiers est envisagée, de fournir au plus tard au moment de cette première communication une série d’informations (ainsi, le nom et l’adresse du responsable du traitement, la finalité du traitement, l’existence du droit de s’opposer à ce traitement - ainsi que d’autres obligations supplémentaires).

La cour constate que ces obligations ont été respectées en l’espèce et que, dès lors, les vidéos ayant eu pour objet de permettre de déterminer les gestes et mouvements que l’intéressé était en mesure de faire, éléments importants dans le cadre du procès en cours, ces données avaient été légalement recueillies et ne pouvaient être écartées des débats.

La cour renvoie à l’arrêt de la Cour Européenne des Droits de l’Homme du 27 mai 2014 (Cr.E.D.H., 27 mai 2014, DE LA FLOR CABRERA V/ ESPAGNE, Req. n° 10764/09), qui a admis dans une affaire similaire la licéité de ce mode de preuve.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour du travail de Bruxelles fixe la limite de l’admissibilité du mode de preuve constitué par des vidéos, eu égard aux conditions posées par deux lois applicables à la question, étant la loi du 19 juillet 1991 organisant l’exercice de la profession de détective privé ainsi que celle du 8 décembre 1992, qui conditionne le traitement des données personnelles à une série de garanties.

L’on peut rappeler avec la cour du travail l’arrêt du 27 mai 2014 de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Dans celui-ci, la Cour a rappelé que la notion de ‘vie privée’ est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et peut donc englober de multiples aspects de l’identité de l’individu, (tels le nom ou des éléments se rapportant au droit à l’image). En ce qui concerne la divulgation de données à caractère personnel, les autorités nationales ont une certaine latitude pour établir un juste équilibre entre les intérêts publics et privés en concurrence. Cette marge d’appréciation va de pair avec un contrôle européen et son ampleur est fonction de facteurs tels que la nature et l’importance des intérêts en jeu et la gravité de l’ingérence.

Pour ce qui est des enregistrements vidéos faits sur la voie publique par un détective dûment agréé, s’ils respectent l’ensemble des exigences légales prévues en droit interne pour ce genre d’activités, ils constituent indubitablement une ingérence dans le droit à la vie privée mais cette ingérence n’est pas disproportionnée à la lumière des exigences de l’article 8 de la Convention, dans la mesure où, en tant qu’ils contredisent les affirmations du requérant par exemple quant à son état consécutif à un accident pour lequel il demande réparation en justice, ils peuvent être soumis au juge dans le cadre d’un procès équitable et ne seront utilisés que comme moyen de preuve dans le cours de celui-ci.

Il peut également être très utilement renvoyé à l’arrêt de la Cour du travail de Liège du 6 février 2015 (C. trav. Liège, 6 février 2015, R.G. n° 2013/AL/392), arrêt particulièrement fouillé dans lequel la cour du travail de Liège a également été amenée à examiner les conditions de la régularité de la preuve constituée par un rapport de détective privé, s’agissant en l’espèce de prises de vue effectuées à l’insu de la victime et dans laquelle la loi du 8 décembre 1992 n’avait pas été respectée. Les moyens de preuve ont ici été écartés des débats.


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