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Représentation commerciale et droit à l’indemnité d’éviction : notion de perte de clientèle

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 17 mars 2015, R.G. 2013/AB/929

Mis en ligne le lundi 13 juillet 2015


Cour du travail de Bruxelles, 17 mars 2015, R.G. 2013/AB/929

TERRA LABORIS ASBL

Dans un arrêt du 17 mars 2015, la Cour du travail de Bruxelles reprend les principes régissant l’octroi de l’indemnité d’éviction due au représentant de commerce vu la perte de clientèle liée à la résiliation du contrat de travail.

Les faits

Une employée ayant le statut de représentante de commerce travaille pour une société active dans le secteur musical. Son contrat contient une clause de non-concurrence. Elle est licenciée en 2009 avec préavis à prester d’une durée de 15 mois. Son organisation syndicale réclame une indemnité d’éviction, ainsi qu’un complément d’indemnité compensatoire de préavis. Aucun accord n’étant trouvé sur l’indemnité d’éviction, une procédure est introduite par l’intéressée devant le Tribunal du travail de Bruxelles, qui y fait droit en son principe par jugement du 18 juin 2013.

La société interjette appel, considérant d’une part que la représentante n’a pas apporté de clientèle et d’autre part qu’elle n’a pas subi de préjudice.

La décision de la cour

La cour rappelle que l’indemnité en cause est prévue aux articles 101 et 105 de la loi sur les contrats de travail. Quatre conditions cumulatives sont exigées à l’article 101, étant (i) que le contrat doit avoir été rompu par l’employeur sans motif grave, (ii) que le représentant doit avoir apporté une clientèle, (iii) qu’il doit avoir une ancienneté d’un an minimum et (iv) que le représentant doit avoir subi un préjudice (la preuve de l’absence de celui-ci étant à charge de l’employeur).

Quant à l’article 105, il contient la présomption d’apport de clientèle constituée par l’existence de la clause de non-concurrence dans le contrat, présomption réfragable.

En l’espèce, à part la question de l’ancienneté, les parties sont en désaccord sur les conditions légales.

La société fait valoir que la rupture serait intervenue d’un commun accord, pour des raisons d’ordre économique. La cour retient que, malgré les éléments de fait allant dans ce sens, figure au dossier une lettre recommandée de licenciement avec préavis à prester, chose confirmée par le C4. La condition relative à la rupture est dès lors remplie.

Quant à l’apport de clientèle, la clause de non-concurrence figurant au contrat permet à l’employée de bénéficier de la présomption légale d’apport ; la cour constate que la société ne renverse pas celle-ci et que l’existence d’un apport est indépendante du constat fait quant à la diminution du chiffre d’affaires. Rappelant la doctrine (D. RYCKX, « Actualia inzake het statuut van de handelsvertegenwoordiger », Or., 2015, p. 26), la cour souligne que ceci peut être dû à d’autres facteurs sur lesquels le représentant n’a pas prise.

En l’espèce, l’évolution du marché a été défavorable, vu les innovations technologiques (digitalisation).

La cour rappelle encore la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass., 29 septembre 1986, n° 5281), selon laquelle l’apport de clientèle doit être examiné en tenant compte de la totalité de la période d’occupation. La cour fait grief à la société de ne pas établir à suffisance de droit que la représentante avait reçu des listes de clients à visiter, ce qui serait de nature à infirmer l’existence d’un apport.

Sur le plan du préjudice, elle renvoie également à divers arrêts de la Cour de cassation, dont celui du 14 novembre 1994 (Cass., 14 novembre 1994, n° S.94.0016.F). Il n’y a pas de préjudice soit si le représentant de commerce n’a pas perdu les clients qu’il a apportés (ceux-ci ayant pu le suivre chez un nouvel employeur), soit lorsqu’il est démontré qu’il n’entend plus avoir de relations commerciales avec ceux-ci, ainsi lorsqu’il n’a pas repris une quelconque activité professionnelle en qualité de représentant de commerce.

En l’espèce, la représentante a été engagée par une autre société, après son licenciement, et a poursuivi une activité de représentation commerciale de jeux vidéo. Relevant qu’il s’agit d’un autre segment de marché – les CD n’ayant rien à voir avec des jeux vidéo –, la cour rejette dès lors qu’elle ait pu travailler avec un produit analogue, ce qui aurait impliqué que la clientèle ait pu la suivre.

L’absence de préjudice n’est dès lors pas prouvée.

La cour conclut que les quatre conditions de l’article 101 LCT sont réunies.

Elle va encore examiner le montant de l’indemnité elle-même, étant que celle-ci doit couvrir la rémunération en cours et les avantages contractuels. Il y a dès lors lieu de la calculer comme pour l’indemnité compensatoire de préavis. Le salaire variable doit être pris en compte, ainsi que l’usage privé d’un véhicule Opel (350 € par mois) et du GSM (20 € par mois).

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour du travail de Bruxelles aborde, dans le cadre de l’examen du droit à une indemnité d’éviction, la question particulière de l’absence de préjudice du représentant de commerce après son licenciement.

Renvoyant à la doctrine et à de nombreux arrêts de la Cour de cassation, la cour du travail souligne les deux hypothèses dans lesquelles l’absence de préjudice peut être admise, étant qu’il n’y a pas eu de perte de clients, dans la mesure où ceux-ci ont pu le suivre chez le nouvel employeur, impliquant ainsi que le produit faisant l’objet de la représentation commerciale est identique (ou, à tout le moins, analogue), ainsi que l’hypothèse où il n’est résulté de la rupture du contrat de travail aucun préjudice, du fait que le représentant n’aurait pas émis le souhait de reprendre une quelconque activité professionnelle en qualité de représentant de commerce.

Dans l’arrêt du 14 novembre 1994 cité, la Cour de cassation avait retenu comme constituant une telle situation le fait que le représentant avait sollicité le bénéfice des congés de sollicitation prévu à l’article 41 LCT en vue de rechercher un nouvel emploi et, surtout, qu’en sollicitant sa pension et en bénéficiant de celle-ci effectivement dès la fin du préavis, le représentant avait manifesté clairement son intention de ne plus exercer d’activité professionnelle après la rupture, n’ayant pas tenté de se réinsérer, fût-ce à temps partiel, sur le marché du travail, pour valoriser sa clientèle.

Ces considérations de fait ayant été dégagées par le juge du fond, la Cour de cassation avait admis que la preuve était ainsi apportée de l’absence de préjudice pouvant fonder l’octroi d’une indemnité d’éviction.

L’on retiendra en outre de cet arrêt du 14 novembre 1994 que la reprise d’une occupation professionnelle intervenant à temps partiel pour valoriser la clientèle est également de nature à cette prise en compte dans l’appréciation de l’existence ou non du préjudice requis.


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