Terralaboris asbl

Non-paiement de rémunération : que faut-il entendre par « élément moral de l’infraction » ?

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 1er septembre 2014, R.G. 2013/AB/949

Mis en ligne le mercredi 3 décembre 2014


Cour du travail de Bruxelles, 1er septembre 2014, R.G. n° 2013/AB/949

Terra Laboris asbl

Dans un arrêt du 1er septembre 2014, la Cour du travail de Bruxelles examine une question de paiement de rémunération à la lumière de la jurisprudence rendue au fil du temps par la Cour de cassation, qui a affiné les principes et qui aboutit à la recherche du comportement de l’employeur normalement prudent et diligent.

Les faits

Un travailleur est engagé comme ouvrier dans un commerce de poissonnerie à temps partiel. Etant reconnu par le Fonds flamand pour l’intégration sociale des personnes avec un handicap, il ouvre le droit à l’octroi de primes en cas de mise à l’emploi, primes dont l’employeur bénéficie.

Il tombe en incapacité de travail en février 2011 et, 3 jours plus tard, l’employeur rompt le contrat avec un préavis de 49 jours calendrier, préavis suspendu eu égard à la poursuite de l’incapacité de travail. L’employeur paye alors l’indemnité compensatoire correspondante. Sur le document C4, il mentionne comme motif précis du chômage que le travailleur ne correspond plus aux exigences demandées.

Suite à l’intervention de son organisation syndicale, diverses sommes sont réclamées, dont une régularisation de rémunération, l’intéressé n’ayant manifestement perçu que des acomptes mensuels.

Une procédure est introduite devant le Tribunal du travail de Louvain, demandant paiement d’arriérés de salaire, de primes de fin d’année, prime de crise et une indemnité compensatoire de préavis, la période de référence débutant en juillet 2005.

A titre subsidiaire, l’intéressé demande des dommages et intérêts. La demande est introduite dans l’année du licenciement.

Par jugement du 19 avril 2013, l’employeur est condamné à la totalité des sommes réclamées.

Il interjette appel.

Moyens des parties devant la cour

L’employeur fait essentiellement valoir la prescription partielle de la demande et, à titre subsidiaire, demande à pouvoir prouver par témoins que la rémunération a été versée.

Quant à l’intimé, il sollicite la confirmation du jugement rendu.

La décision de la cour

La cour reprend, en premier lieu, les règles relatives au paiement de la rémunération, et ce en renvoyant à l’article 1315, 2e alinéa du Code civil. C’est à l’employeur d’établir la réalité du paiement et celle-ci ne peut ressortir de la délivrance des documents sociaux et fiscaux. La cour renvoie à l’article 5, § 1er, 2e alinéa de la loi sur la protection de la rémunération. L’absence de quittance signée par le travailleur ne signifie pas en elle-même que la rémunération n’a pas été versée.

En l’espèce, la cour relève cependant que la question posée n’est pas de savoir si la rémunération a été payée mais combien le travailleur a effectivement perçu. Ceci suffit à écarter l’offre de preuve faite par l’employeur, qui ne pourrait porter que sur le paiement et non sur la consistance de celui-ci.

La cour écarte également le fait que l’absence de protestation du travailleur puisse signifier que le paiement de la rémunération due est effectivement intervenu.

Mais c’est sur la question de la prescription que la cour se penche, rappelant un ensemble de principes relatifs au fondement délictuel de l’action. Elle renvoie notamment à un arrêt de la Cour de cassation du 9 février 2009 (Cass., 9 février 2009, n° S.08.0067.F), où la Cour suprême a rappelé que le juge civil qui statue sur une demande fondée sur une infraction doit constater que les faits qui servent de base à cette demande tombent sous l’application de la loi pénale et qu’il est tenu de relever les éléments constitutifs de cette infraction qui ont un effet sur l’application de la prescription. Il s’agit dès lors de rechercher l’élément matériel et l’élément moral du délit. Rappelant l’article 42, 1° de la loi sur la protection de la rémunération, elle relève que l’élément matériel est établi. Elle renvoie par ailleurs à une jurisprudence antérieure, dont l’arrêt du 13 décembre 1994 (Cass. 13 décembre 1994, n° P.94.0736.N), selon laquelle l’existence d’une infraction (en l’occurrence infraction au Code de la route) requiert toujours un élément moral, même lorsque cet élément n’est pas expressément énoncé dans l’incrimination.

Par arrêt du 24 février 2014 (Cass., 24 février 2014, n° S.13.0031.N), la Cour suprême a cependant jugé que le juge civil appelé à statuer sur une action fondée sur un délit et à examiner si celle-ci est prescrite, est tenu de constater que les faits sur lesquels l’action est fondée tombent sous l’application de la loi pénale et qu’il examine à cette occasion les éléments du délit qui influent sur l’appréciation de la prescription. La cour rappelle ensuite la distinction entre l’élément moral et le caractère volontaire du comportement, la référence étant faite à l’employeur normalement prudent et diligent qui est supposé connaître les règles du droit social et les appliquer.

En l’espèce, elle conclut que l’employeur n’a pas agi comme un employeur normalement prudent et diligent, de telle sorte que l’élément moral est établi. La prescription de 5 ans est dès lors applicable et elle commence à courir au moment de la commission du délit.

La cour rappelle encore les règles applicables aux délits collectifs et aux délits continus et conclut que l’action du demandeur originaire n’est pas prescrite, même pour partie.

Elle confirme dès lors le jugement du Tribunal dans toutes ses dispositions.

Intérêt de la décision

Cet arrêt est un nouveau rappel des éléments constitutifs du délit en droit social. Il renvoie à un récent arrêt de la Cour de cassation du 24 février 2014, rendu à propos des articles 9 et 42 de la loi du 12 avril 1965 concernant la protection de la rémunération des travailleurs (ainsi que d’autres dispositions de la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires et des lois relatives aux vacances annuelles de travailleurs salariés, à propos de l’élément moral du délit). La Cour suprême y a rappelé que cet élément moral peut notamment consister en une négligence et que l’existence de celui-ci peut être déduite du simple fait matériel commis et de la constatation que ce fait est imputable au prévenu, étant entendu que l’auteur est mis hors de cause en cas de force majeure, d’erreur invincible ou d’une autre cause d’excuse. Le juge peut cependant constater que l’élément moral est inexistant, dès lors que le travailleur n’en apporterait pas la preuve.

En l’occurrence, la Cour du travail rappelle également, très judicieusement, le critère de l’employeur normalement prudent et diligent, censé connaître le droit social et veiller à son respect.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be