Terralaboris asbl

Emploi des langues en matière sociale : rappel de l’inapplicabilité du décret de la Communauté flamande aux situations transfrontalières

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 10 juin 2014, R.G. 2013/AB/467

Mis en ligne le jeudi 25 septembre 2014


Cour du travail de Bruxelles, 10 juin 2014, R.G. n° 2013/AB/467

TERRA LABORIS ASBL

Dans un arrêt du 10 juin 2014, la Cour du travail de Bruxelles rappelle la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne en la matière : en cas de relation de travail transfrontalière, il y a non applicabilité du décret du 19 juillet 1973.

Les faits

Une société sise à Zaventem engage une employée en tant que « Assistant Product Manager » en 1992. Un de ses départements étant repris par une société-sœur, l’intéressée se voit confier, dix ans plus tard, la fonction de Directeur général.

Six ans plus tard, elle se voit invitée à exercer temporairement la fonction de Directeur général pour les Pays-Bas, et ce dans l’attente de la désignation d’un nouveau directeur, quelques mois plus tard. Est alors convenu entre parties un « salary split » (règle de 30%), en vertu duquel une part de ses revenus est considérée comme libre d’impôts eu égard à des frais relatifs à son affectation à l’étranger.

Un nouveau contrat intervient, deux ans plus tard, soit en 2010, lui attribuant de nouvelles fonctions. Sa rémunération est alors de l’ordre de 10.000 € par mois (en ce compris la rémunération variable).

Elle est en fin de compte réaffectée définitivement au poste de Directeur général pour les Pays-Bas, suite au licenciement du directeur engagé entre-temps. Des discussions interviennent alors à ce moment concernant l’adaptation de sa rémunération eu égard à sa nouvelle fonction.

Il est, cependant, découvert à cette occasion que l’intéressée s’est attribué des conditions salariales particulières, et ce d’initiative, à partir de l’année 2008, appliquant ce système également pour le personnel sous ses ordres mais dans une moindre mesure. Des discussions interviennent, l’intéressée contestant s’être rendue coupable de malversations. Les relations contractuelles se terminent, quelque temps plus tard, par un licenciement pour motif grave.

L’intéressée introduit une procédure devant le Tribunal du travail de Bruxelles, réclamant une indemnité compensatoire de préavis de 26 mois, avoisinant 700.000€, ainsi qu’une indemnité pour abus de droit de 30.000€ et d’autres sommes liées aux conditions contractuelles. Elle sollicite la condamnation solidaire de la société belge, ainsi que de la société française du groupe (qui assume la direction pour l’Europe) et de son administrateur général en personne.

Par jugement du 8 janvier 2013, le tribunal du travail la déboute, ainsi d’ailleurs que les parties défenderesses, qui ont introduit des demandes reconventionnelles, la société belge pour un montant de 60.000€ correspondant à des avantages indus et les deux autres parties à un montant de 5.000€ respectivement pour procédure téméraire et vexatoire.

Appel est interjeté, sur le motif grave.

L’intéressée fait valoir que presque tout l’échange de correspondance entre parties est intervenu dans une langue autre que le néerlandais (à savoir anglais et français). Parmi les arguments que l’intéressée fait valoir, figure ainsi la question de l’application du décret de la Communauté Flamande du 19 juillet 1973.

Décision de la cour

Pour la cour, l’intéressée ne peut se fonder sur l’article 10 du décret du 19 juillet 1973 pour conclure que les courriers et documents émanant de son supérieur hiérarchique en France doivent être considérés comme nuls, et ce eu égard au fait qu’elle a été occupée dans le cadre d’un contrat à dimension transfrontalière. La cour rappelle qu’elle a travaillé en Belgique et au Pays-Bas et qu’elle était également responsable pour le Luxembourg. Elle devait rapporter, en tant que directeur occupant la fonction la plus élevée en Belgique, à la direction européenne sise en France, celle-ci étant responsable de prendre les orientations stratégiques et ayant d’ailleurs discuté de ses conditions de prestation. La cour précise que son supérieur direct ne parle pas le néerlandais et que l’intéressée a d’ailleurs attrait la société française à la procédure aux fins d’obtenir sa condamnation avec la société belge.

La cour rappelle la jurisprudence de la Cour de justice dans une telle hypothèse, celle-ci ayant considéré dans son arrêt du 16 avril 2013 (C.J.U.E., 16 avril 2013, Aff. LAS c/ PSA Antwerp NV, C-202/11) que l’article 45 du Traité doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation d’une entité fédérée d’un Etat membre, telle que celle en cause au principal (étant ledit décret), qui impose à tout employeur ayant son siège d’exploitation sur le territoire de cette entité de rédiger les contrats de travail à caractère transfrontalier exclusivement dans la langue officielle de cette entité fédérée, sous peine de nullité de ces contrats relevée d’office par le juge (dispositif de l’arrêt cité in extenso par la cour du travail).

La cour précise que dans l’affaire soumise à la Cour de justice, il s’agissait d’un contrat de travail rédigé en anglais pour un ressortissant néerlandais devant effectuer ses prestations dans la région de langue néerlandaise du pays, l’employeur étant un directeur de Singapour qui ne possédait pas la langue néerlandaise.

Elle relève que dans la présente espèce les documents ont été rédigés, pour les plus importants d’entre’eux, en néerlandais mais que, eu égard aux aspects transfrontaliers de l’occupation, le recours au néerlandais n’était pas envisageable pour la communication quotidienne. La nullité ne peut, en application du décret, porter préjudice au travailleur et, comme l’a jugé la Cour de justice dans l’arrêt ci-dessus, la nullité ne peut être soulevée en cas de situation transfrontalière.

La cour renvoie également au décret du 14 mars 2014, qui a modifié le décret du 19 juillet 1973 mais rappelle que celui-ci n’était pas encore d’application à l’époque.

En conséquence, il n’y a pas lieu de prononcer la nullité des documents en cause, tel que demandé par l’intéressée.

La cour va ensuite examiner le motif grave et confirmer le jugement du tribunal du travail en toutes ses dispositions.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la cour du travail rappelle que, malgré les conditions strictes fixées par le décret du 19 juillet 1973 quant à l’emploi des langues, ces règles ne sont pas d’application dans les situations transfrontalières. Dans l’affaire tranchée par la Cour de justice en date du 16 avril 2013, il s’agissait d’un ressortissant néerlandais résidant aux Pays-Bas, engagé en tant que « Chief Financial Officer » pour une durée indéterminée par une société anversoise mais appartenant à un groupe multinational exploitant des terminaux portuaires et dont le siège social se trouvait à Singapour. Le contrat de travail prévoyait des activités professionnelles en Belgique, même si certaines prestations étaient fournies au départ des Pays-Bas. Suite à son licenciement, l’intéressé avait fait valoir que le contrat de travail et particulièrement l’article relatif aux indemnités de licenciement dues n’étaient pas rédigés en langue néerlandaise et devaient dès lors être frappés de nullité. L’intéressé réclamait, de ce fait, une indemnisation plus substantielle.

Par ailleurs, dans l’arrêt annoté, la cour du travail de Bruxelles fait une brève référence au décret du 14 mars 2014 (décret modifiant les articles 1er, 2, 4, 5, 12 et 16 du décret du 19 juillet 1973 réglant l’emploi des langues en matière de relations sociales entre employeurs et travailleurs, ainsi qu’en matière d’actes et de documents d’entreprise prescrits par la loi et les règlements, M.B., 22 avril 2014).

L’article 5 de ce décret remplace l’article 5 du précédent, prévoyant que pour les entreprises visées la langue à utiliser pour les relations sociales entre employeurs et travailleurs ainsi que pour les actes et documents d’entreprise prescrits par la loi et les règlements et pour tous les documents destinés à leur personnel est le néerlandais.

Le § 3 de cette même disposition énonce que, si la composition du personnel le justifie ou à la demande unanime des membres travailleurs du conseil d‘entreprise (ou à défaut, de la délégation syndicale, ou à défaut d’un délégué d’une organisation syndicale représentative), l’employeur est tenu de joindre une traduction en une ou plusieurs langues aux messages, communications, actes, certificats et formulaires destinés au personnel.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be