Terralaboris asbl

Un agent statutaire ou contractuel peut-il invoquer dans le chef d’une autorité publique l’existence d’un délit continué en vue de récupérer des arriérés de rémunération et, dans cette hypothèse, existe-t-il des délais de prescription spécifiques au secteur public ?

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 24 septembre 2013, R.G. n°2012/AB/120

Mis en ligne le jeudi 10 juillet 2014


Cour du travail de Bruxelles, 24 septembre 2013, R.G. n°2012/AB/120

Terra Laboris asbl

Dans un arrêt du 24 septembre 2013, la Cour du travail de Bruxelles a condamné une autorité publique à payer des arriérés de rémunération considérant que le non-paiement de ces arriérés de rémunération constituait, même dans le secteur public, une infraction pénale sanctionnée par la loi du 12 avril 1965.

Les faits

Le demandeur était commandant-médecin au sein de l’armée belge. Il a été promu le 26 décembre 1995 à la fonction de médecin major. Nonobstant cette promotion, son traitement barémique n’a pas été adapté de sorte qu’il a continué à percevoir le traitement correspondant à son grade de commandant. La situation demeure durant douze ans. Il n’y a dans ce délai, aucune réaction du demandeur. En juillet 2007, l’Etat belge régularise d’office la situation pécuniaire du demandeur pour la période du 1er décembre 1997 au 20 juin 2007. Pour les années antérieures (période du 26/12/95 au 01/12/97), l’Etat belge invoque la prescription.

Décision du tribunal du travail

Le demandeur introduit une action le 17 juin 2009 en vue d’obtenir la différence entre le traitement de commandant-médecin et celui de médecin major pour la période du 26/12/95 au 01/12/97 soit la somme de 3.360,36 €. Le Tribunal du travail fait droit à la demande. L’Etat belge fait appel.

Position des parties en appel

Plusieurs arguments sont invoqués par l’Etat belge : il considère qu’en ce qui concerne l’examen de la prescription, il convient de faire uniquement application de l’article 100, alinéa 1er des lois coordonnées sur la comptabilité de l’Etat du 17 juillet 1991 au lieu de l’article 26 du titre préliminaire du Code d’instruction criminelle (A titre d’information, la loi du 17 juillet 1991 a été depuis lors abrogée par la loi du 22 mai 2003). Selon l’Etat belge, l’article 100 des lois coordonnées sur la comptabilité de l’Etat est une loi spéciale qui constitue un régime dérogatoire au droit commun.

Si le demandeur réclame de la rémunération, l’article 100, alinéa 1er, 3° est applicable : le délai de prescription est de 10 ans à partir du 1er janvier de l’année budgétaire pendant laquelle les créances sont nées. Par contre, si le demandeur invoque la responsabilité délictuelle de l’Etat belge, c’est l’article 100, alinéa 1er, 1° qui est d’application : le délai de prescription est dans ce cas-ci de 5 ans à partir du 1er janvier de l’année budgétaire pendant laquelle les créances sont nées. Dans les deux hypothèses, l’Etat belge considère que l’action du demandeur est prescrite.

En tout état de cause, l’Etat belge considère qu’il n’a pas pu se rendre coupable d’une infraction dans la mesure où il ne peut pas être reconnu pénalement responsable, au vu de l’article 5 du Code pénal. Il conteste par ailleurs l’existence d’un délit continué dans la mesure où l’erreur commise dans le calcul du traitement du demandeur est le résultat d’une erreur invincible dans son chef.

Contrairement à l’argumentation de l’Etat belge, le demandeur invite la Cour du travail à faire application de l’article 26 du Titre préliminaire du Code d’instruction criminelle. Il base sa demande sur le fait que le non-paiement de la rémunération constitue une infraction pénale. Cette infraction pénale est un délit continué et la prescription ne commence à courir, pour chacun des défauts de paiement, qu’à partir du dernier fait infractionnel, soit à partir du 30 juin 2007. Son action n’est donc pas prescrite.

Décision de la cour du travail

La Cour du travail de Bruxelles décide que l’action du demandeur n’est pas prescrite. Il a donc droit aux arriérés de rémunération pour la période du 26/12/95 au 01/12/97. Après avoir rappelé que l’absence de paiement de la rémunération à laquelle le travailleur a droit constitue une infraction pénale sanctionnée par l’article 42 de la loi du 12 avril 1965, la Cour précise que le paiement d’une rémunération insuffisante, répété chaque mois, procède du même manquement initial de l’Etat belge, d’une unité d’intention. Sa régularité en fait une infraction continuée et, dans ce cas, la prescription ne commence à courir qu’avec la commission du dernier acte délictueux. La Cour du travail fait application de l’article 26 du Titre préliminaire du Code d’instruction criminelle. Le fait que l’Etat belge soit exclu des personnes morales susceptibles d’encourir une sanction pénale est sans pertinence : il suffit de constater l’existence d’une infraction pour qu’elle trouve à s’appliquer et non pas que son auteur soit poursuivi et puni.

Par ailleurs, la Cour du travail n’aperçoit pas en quoi l’article 100 des lois coordonnées sur la comptabilité de l’Etat permettrait de déroger à l’article 26 du Titre préliminaire du Code d’instruction criminelle. La Cour estime que les deux règles ne sont pas fondamentalement contradictoires mais complémentaires : la prescription est bien celle prévue par l’article 100, alinéa 1er, 3° des lois coordonnées sur la comptabilité de l’Etat (en l’occurrence 10 ans) mais avec une restriction : elle ne peut être plus courte que la prescription pénale (en l’occurrence 5 ans après le dernier fait délictueux).

Intérêt de la décision

Dans le secteur public, le contentieux touchant à la problématique de la rémunération est très important. Il concerne tant les agents statutaires que les contractuels.
La loi du 12 avril 1965 est systématiquement invoquée. La notion de délit continué permet, au travailleur, qu’il soit du secteur public ou privé, d’obtenir dans certains cas une régularisation intégrale de sa rémunération, quand bien même les arriérés de rémunération s’étalent sur de nombreuses années. Il convient de rappeler que le travailleur doit apporter la preuve d’une intention délictueuse dans le chef de l’employeur, la simple répétition d’une même infraction n’étant pas nécessairement la preuve de la poursuite d’un but unique. L’arrêt de la Cour du travail de Bruxelles commenté est utile en ce qu’il permet de relativiser différents arguments juridiques qu’une autorité publique pourrait invoquer pour bloquer une telle régularisation. Le fait notamment qu’une autorité publique soit exclue du champ d’application de l’article 5 du Code pénal, n’empêche nullement l’application aux manquements, constatés et sanctionnés pénalement, de la règle prévue à l’article 26 du Titre préliminaire du Code d’instruction criminelle. De même, le fait de prendre en considération les délais de prescription prévus à l’article 100 des lois coordonnées sur la comptabilité de l’Etat n’a pas pour effet de paralyser l’application de l’article 26 du Titre préliminaire du Code d’instruction criminelle.

La lecture de cet arrêt donne également l’occasion de rappeler que le demandeur peut, comme en l’espèce, obtenir la réparation en nature du paiement de la rémunération sur une base délictuelle (Cass., 7 avril 2008, Chron.D.S., p.448). A ce propos, il est également utile de rappeler d’une part que, dans cette hypothèse, l’article 10 de la loi du 12 avril 1965 n’est pas applicable (Cass., 22 janvier 2007, J.T.T., 2007, p.481) – en l’espèce, la Cour du travail de Bruxelles a veillé à accorder au demandeur des intérêts compensatoires – d’autre part, la capitalisation des intérêts est autorisée en matière d’obligations nées d’un délit (Cass., 30 avril 2012, disponible sur juridat).


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