Terralaboris asbl

Manquements graves dans la gestion d’une société : mesures à prendre dans le cadre de la loi sur la continuité des entreprises

Commentaire de C. com. Liège, 26 novembre 2013, R.G. C/13/32

Mis en ligne le mardi 17 juin 2014


Tribunal de commerce de Liège, 26 novembre 2013, R.G. n° C/13/32

Terra Laboris asbl

Dans une ordonnance du 26 novembre 2013, le président du Tribunal de commerce de Liège, siégeant en référé, désigne un administrateur provisoire dans une entreprise dont la survie est gravement menacée, eu égard à des décisions prises par l’actionnaire, décisions considérées comme contraires à l’intérêt social.

Les faits

Les représentants du personnel d’une entreprise du secteur automobile occupant environ 70 personnes, dans la région liégeoise, introduisent le 9 septembre 2013 une procédure devant le président du Tribunal de commerce de Liège, en référé.

Il s’avère en effet que les difficultés à l’intérieur de l’entreprise sont croissantes depuis son rachat en 2006 par un groupe allemand, qui comporte plusieurs filiales.

La politique de l’entreprise est régulièrement contestée par les travailleurs, qui ressentent la volonté de l’actionnaire de prendre des décisions contraires à l’intérêt de l’entreprise liégeoise.

Depuis plusieurs années ont eu lieu divers mouvements de grève et une première demande de désignation d’un mandataire de justice avait déjà été formée fin 2012, devant le président du tribunal, en application de l’article 14 de la loi sur la continuité des entreprises, ainsi que de l’article 584 du Code civil (pour ce qui est de l’urgence).

Le président ne fait, à l’époque, pas droit à la demande, au motif qu’il ne constate pas que la continuité de l’entreprise était menacée.

Depuis lors, divers événements sont intervenus, augmentant l’inquiétude du personnel à l’égard de l’actionnaire.

D’une part aucun investissement n’est réalisé en faveur de la société pour lui permettre de faire face aux commandes et de manière plus générale de relancer l’activité aux fins d’augmenter le chiffre d’affaires. D’autre part, l’impression d’un désengagement certain de l’actionnariat se confirme, ceci étant encore renforcé par la dégradation des paramètres financiers de l’entreprise.

Une nouvelle procédure est dès lors introduite, d’autant que, est constaté que malgré les difficultés de trésorerie rencontrées, la société, qui avait prêté un montant de 1.400.000€ à sa société mère, en 2011, vient de renoncer au remboursement de ce prêt et que … les actionnaires ont parallèlement décidé de s’attribuer un dividende du même montant, opérant ainsi une compensation !

Vu cette opération de distribution / compensation, que le personnel considère comme résolument contraire à l’intérêt de la société, il sollicite du président du tribunal qu’il en suspende les effets. Il demande, dès lors, la désignation d’un administrateur provisoire, pour une durée de six mois. Il en précise longuement la mission, étant, en fin de compte, de pouvoir prendre toute initiative en vue d’assurer la continuité de l’entreprise, gravement menacée.

La décision du président du tribunal de commerce

L’ordonnance réserve de longs développements à la question de l’urgence, eu égard à l’introduction de la demande, à son objet et au lien à faire avec l’ordonnance précédente, dont il a entretemps été interjeté appel.

La situation financière de l’entreprise est longuement examinée, la société enregistrant une perte de l’ordre de 2.300.000€ à la fin de l’année 2012, situation face à laquelle la distribution de dividendes appliquée suite à la renonciation au bénéfice du remboursement du prêt apparaît inopportune, la société belge ayant grand besoin de liquidités pour faire face à ses difficultés. Le président souligne que la situation financière de la société aurait dû amener les actionnaires à la prudence, en reportant à un moment plus adéquat la décision de distribution et il constate que ceux-ci ont en réalité fait primer leur intérêt personnel d’investisseurs au mépris de celui de la survie de l’entreprise.

La société arguant que ceci s’est fait sans sortie de trésorerie, le juge considère cette manière de voir spécieuse, le remboursement ayant au contraire eu pour effet de renflouer celle-ci. La distribution de ce dividende a ainsi été faite au mépris de l’intérêt social. Eu égard au contexte ainsi décrit, le président considère que les décisions prises paraissent abusives et qu’il y a lieu d’en suspendre les effets. En vue de donner un effet utile à la mesure prise, il enjoint à la société de ne prendre aucune mesure de nature à annuler l’obligation de remboursement du prêt tant qu’il n’aura pas été statué au fond sur les demandes d’annulation dont le tribunal devrait être saisi (si cela n’a pas été fait). Par contre, en ce qui concerne les mesures de report du remboursement, celles-ci peuvent être autorisées, s’agissant de décisions d’opportunité à apprécier.

Se fondant sur l’article 14 de la loi sur la continuité, le président poursuit en constatant que, lorsque cette continuité est menacée et qu’il existe des manquements graves et caractérisés du débiteur ou de ses organes, il revient au président du tribunal de désigner s’il échet un mandataire de justice. Il est aisément constaté en l’espèce que la continuité de l’entreprise est menacée mais la question se pose de l’existence de manquements graves et caractérisés du débiteur ou de ses organes. Se fondant sur la doctrine (A. Zenner, J.-P. Lebeau et C. Alter, « La loi relative à la continuité des entreprises à l’épreuve de sa première pratique », Les dossiers du J.T. Vol. 76, Larcier 2010), l’ordonnance poursuit qu’il ne faut pas entendre, au sens de manquements graves et caractérisés une faute grave et caractérisée mais qu’un mandataire de justice peut être désigné (i) en cas de manquements importants dans le fonctionnement de l’entreprise (carence totale de gestion – s’agissant alors d’une faute – ou gestion perturbée pour causes de dissension, de mésintelligence grave, de divergences d’idées manifestes, persistantes et paralysantes dans les organes de gestion) et (ii) lorsque cette situation est extrêmement grave et préoccupante au point de menacer la continuité de l’entreprise.

Pour les demandeurs, constitue un manquement la décision de distribuer les dividendes à l’actionnaire allemand et de compenser avec les montants prêtés et non réclamés, ainsi que l’absence totale de mesures prises pour relancer l’activité. Les décisions prises sont contraires à l’intérêt social et compromettent la trésorerie de l’entreprise dont celle-ci, selon l’ordonnance, a un criant besoin pour investir dans la relance et la diversification de ses marchés.

Le président souligne encore que lors de la première procédure, le représentant de la société avait confirmé qu’il entendait de prendre des mesures de relance du site et il est constaté, dix mois plus tard, que rien n’a été fait. L’attitude de la direction de l’entreprise est en parfaite contradiction avec de telles affirmations et a au contraire, combiné avec l’assèchement en trésorerie consécutif à des décisions qualifiées de contraires à l’intérêt social, jeté le trouble sur la volonté réelle des dirigeants de la société quant à la pérennisation de l’activité de l’entreprise en Belgique.

S’ajoute encore la constatation du durcissement des positions respectives des travailleurs et des dirigeants, ainsi que le climat de méfiance réciproque qui rend de plus en plus difficile voire impossible toute poursuite de collaboration. Constatant la rupture du dialogue, rendant difficile la poursuite de l’activité dans un objectif de prospérité, l’ordonnance conclut à une situation de blocage à laquelle il faut mettre fin par l’intervention d’un tiers.

Un mandataire de justice est dès lors désigné avec une mission précise, limitée cependant dans le cadre du provisoire. Le mandat a une durée de six mois.

Intérêt de la décision

Par cette ordonnance, le Tribunal de commerce de Liège siégeant en référé, confirme la possibilité d’intervention du judiciaire dans le cadre de la loi sur la continuité des entreprises, eu égard à la constatation de manquements graves dans la gestion. La mesure prise, limitée dans le cadre du provisoire, permet, par l’intervention d’un tiers, mandataire de justice, de prendre toute initiative en vue d’assurer la continuité de l’entreprise, en ce compris par le dépôt d’une requête en réorganisation judiciaire avec pour objectif le transfert sous autorité de justice de tout ou partie de l’entreprise.

L’intérêt de l’ordonnance est évident et son actualité démontre les recours permis par la loi sur la continuité des entreprises.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be