Terralaboris asbl

Sur le droit du travailleur, lorsque l’employeur apporte une modification unilatérale et importante à sa rémunération, d’obtenir l’exécution de la convention sans invoquer un acte équipollent à rupture

Commentaire de Cass., 24 juin 2013, n° S.11.0116.F

Mis en ligne le jeudi 5 juin 2014


Cour de cassation, 24 juin 2013, R.G. n° S.11.0116.F

Terra Laboris asbl

Dans un arrêt du 24 juin 2013, la Cour de cassation rappelle que le fait de rester en service après une modification unilatérale ne prive pas le travailleur du droit qu’il trouve dans les articles 1134 et 1184 du Code civil de forcer l’employeur à l’exécution de la convention telle qu’elle a été convenue.

Les faits

Monsieur Y.D. a été engagé le 10 septembre 2002 en qualité d’ouvrier. Outre son salaire mensuel, le contrat prévoyait l’octroi d’allocations familiales extra-légales, qui représentaient plus d’un tiers de son salaire net. A partir de janvier 2003, l’employeur a supprimé cet avantage à tous ses ouvriers.

Monsieur Y.D. a continué à travailler jusqu’en septembre 2005 et n’a pas émis de réserves sur cette suppression. Il a rompu le contrat en septembre 2005 moyennant préavis de sept jours.

Il a ensuite réclamé le paiement des suppléments d’allocations familiales depuis leur suppression.

Le tribunal du travail de Nivelles (section Wavre) l’a débouté de cette prétention.

La cour du travail de Bruxelles a, par un arrêt du 21 juin 2010, réformé ce jugement et fait droit à la demande.

La cour du travail a considéré, en substance : 1)° que la preuve d’un accord du sieur Y.D. sur la suppression de l’avantage n’était pas apportée par un écrit ; 2)° qu’il n’était au demeurant pas établi que les autres ouvriers auraient accepté la suppression de cet avantage ; 3)° que la preuve d’un accord peut certes être déduite de l’exécution qui en a été faite, qui peut constituer un aveu extrajudiciaire mais qu’en l’espèce l’employeur n’allègue aucun acte positif d’exécution dont pourrait se déduire un accord et 4)° que, de l’absence de réaction du sieur Y.D. à l’époque de la suppression de l’avantage, ne peut se déduire une renonciation au droit de réclamer l’exécution du contrat. Une renonciation ne peut en effet se déduire que de faits non susceptibles d’une autre interprétation et en l’espèce l’absence de réaction du travailleur peut s’expliquer par la crainte de perdre son emploi sans perspective d’un autre emploi et de se retrouver ainsi dans une situation d’insécurité financière. En outre, en établissant les règles de la prescription extinctive, le Code civil reconnaît implicitement à une partie la possibilité de ne pas exercer immédiatement le droit qui lui est conféré par le contrat.

La procédure devant la Cour de cassation

L’employeur s’est pourvu en cassation. On s’attachera uniquement à l’examen de la troisième branche du moyen unique de cassation qui soutenait, en substance, que la renonciation à un droit doit être déduite de faits ou d’actes non susceptibles d’une autre interprétation ; que lorsque l’employeur a modifié unilatéralement les conditions de travail qui constituent les éléments essentiels du contrat, tels que le montant de la rémunération convenue, la poursuite des prestations de travail par le travailleur au-delà du délai nécessaire pour prendre attitude au sujet de la conclusion éventuelle d’un nouveau contrat peut, fût-elle accompagnée de réserves, impliquer renonciation à invoquer la rupture imputable à l’employeur et accord tacite sur les nouvelles conditions de travail et que, même si la loi reconnaît implicitement à une partie la faculté de ne pas exercer immédiatement le droit qu’elle puise dans le contrat, rien ne s’oppose à ce que le juge déduise de l’ensemble des circonstances de fait soumises à son appréciation que cette partie a, avant que la prescription ne fut accomplie, accepté une modification aux stipulations du contrat.

L’employeur rappelait les constatations de l’arrêt selon lesquelles la suppression de l’octroi d’allocations familiales extra-légales datait du 1er janvier 2003 ; le défendeur n’avait pas invoqué la rupture du contrat de travail à la suite de cette modification ; ce n’était que le 28 septembre 2005 qu’il a lui-même mis fin aux termes du contrat de travail. La cour du travail avait ajouté qu’il était regrettable que le travailleur ait tardé si longtemps pour réclamer expressément son droit.

La demanderesse soutenait que, compte tenu de ces constatations, l’arrêt attaqué aurait dû examiner si la poursuite des prestations de travail ne s’était pas étendue au-delà du délai nécessaire pour prendre attitude au sujet de la conclusion éventuelle d’un nouveau contrat, ce qu’il n’a pas fait. En conséquence, en décidant de la sorte, l’arrêt violait les articles 1134 et 1184 du Code civil et le principe général de droit que la renonciation à un droit est de stricte interprétation et ne peut se déduire que de faits ou d’actes non susceptibles d’une autre interprétation et que, inversement, la renonciation doit se déduire de faits ou d’actes non susceptibles d’une autre interprétation.

L’arrêt de la Cour de cassation

La Cour de cassation rejette le pourvoi. En réponse à la troisième branche du moyen, elle rappelle la teneur des articles 1134 et 1184 du Code civil, dont il ressort que, quand une partie ne satisfait pas à son engagement contractuel, le contrat n’est pas résolu de plein droit et que la partie victime de cette non-exécution a le choix de forcer l’autre à cette exécution quand elle est possible ou de demander en justice la résolution du contrat avec des dommages et intérêts. Dans la mesure où le moyen « revient à soutenir que le fait de ne pas avoir invoqué la rupture du contrat de travail à la suite d’une modification unilatérale des conditions de travail prive le travailleur du droit de demander ultérieurement l’exécution du contrat tel qu’il a été conclu », il manque en droit.

La Cour de cassation précise également que l’on ne peut inverser le principe que la renonciation à un droit ne se présume pas et ne peut se déduire que de faits ou d’actes non susceptibles d’une autre interprétation, en soutenant que la renonciation à un droit doit être déduite de faits ou d’actes non susceptibles d’une autre interprétation.

Intérêt de la décision

Cet arrêt concerne un litige qui portait uniquement sur la rémunération dans un cas d’espèce dans lequel le travailleur ne s’était pas prévalu de l’existence d’un acte équipollent à rupture et n’avait pas demandé la résolution judiciaire du contrat mais avait lui-même rompu avec préavis plus de deux ans après la modification unilatérale et importante d’un des éléments essentiels du contrat qu’est la rémunération, sans avoir jamais, avant cette rupture, émis de réserves.

Il nous paraît fondamental que la Cour de cassation confirme que le juge peut donc, quelle que soit la durée pendant laquelle le travailleur est resté en service après une modification unilatérale, forcer l’employeur à exécuter le contrat tel qu’il a été conclu lorsqu’il considère que le comportement du travailleur peut faire l’objet d’une autre interprétation qu’une renonciation.

Même si la Cour de cassation exerce son contrôle sur le principe que la renonciation à un droit est de stricte interprétation, cette question est toujours délicate, dans la mesure où il s’agit essentiellement d’une appréciation de fait (cf. Cass., 17 juin 2002, Pas., n° 363).

Il est vrai également que, ainsi que le souligne S. Gilson, qui se réfère à la clé de lecture de J. Clesse, la nature de la modification pourrait également entrer en ligne de compte. Ainsi déduire une acceptation des nouvelles conditions de travail de la poursuite des prestations de travail et du silence du travailleur est beaucoup plus contestable s’agissant de la rémunération, les prestations étant inchangées. D’autres modifications, telles que le lieu d’exécution du contrat, pourraient permettre plus facilement de conclure à une renonciation au droit de se prévaloir de la convention initiale du fait de l’exécution de la convention modifiée (« La modification unilatérale du contrat de travail : Vue d’ensemble » in La modification unilatérale du contrat de travail, Anthémis, pp. 34 et ss.).


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