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Pension de survie due à un bénéficiaire étranger résidant à l’étranger : la cour constitutionnelle interrogée

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 6 février 2013, R.G. 2011/AB/951

Mis en ligne le lundi 17 juin 2013


Cour du travail de Bruxelles, 6 février 2013, R.G. n° 2011/AB/951

Terra Laboris asbl

Dans un arrêt du 6 février 2013, la Cour du travail de Bruxelles interroge la Cour constitutionnelle sur la différence de traitement entre un bénéficiaire de nationalité étrangère résidant à l’étranger (qui ne peut percevoir sa pension) alors que celle due à un ressortissant belge est payée quel que soit le pays de sa résidence.

Les faits

Un couple de nationalité camerounaise se marie en France en 1971. Le mari a, ultérieurement, une brève période d’occupation comme travailleur salarié en Belgique (1972-1975). Suite à son décès en 2004, sa veuve sollicite une pension de survie. L’ONP lui reconnaît le droit à celle-ci et en fixe le montant (de l’ordre de 180€ par an). Il constate cependant l’absence d’accord international ou bilatéral de sécurité sociale permettant de fournir la prestation à l’étranger et conclut qu’il ne peut donc verser ladite pension à l’intéressée, ressortissante du Cameroun et qui y réside.

L’intéressée introduit un recours devant le Tribunal du travail de Bruxelles.

Décision du tribunal du travail

Par jugement du 6 septembre 2011, le tribunal fait droit à la demande. Il se fonde sur les dispositions de droit international ayant un effet direct et essentiellement sur l’article 1er du premier Protocole additionnel à la C.E.D.H. combiné avec son article 14. Le tribunal examine les deux différences de traitement (nationalité et résidence) et conclut qu’il n’y a pas de justification objective et raisonnable susceptible d’éviter une discrimination prohibée.

L’ONP interjette appel de la décision.

Décision de la cour du travail

La cour rappelle les dispositions litigieuses, étant l’article 27 de l’arrêté royal n° 50 et l’article 65, § 1er de l’arrêté royal du 21 décembre 1967. Ces deux dispositions visent respectivement la condition de nationalité et celle de résidence.

Sur la base de l’article 27, alinéa 1er de l’arrêté royal, une différence de traitement existe entre belges et étrangers résidant à l’étranger : pour les belges, la pension peut leur être payée normalement mais pour les étrangers, ce paiement est suspendu. Rappelant que les droits en matière de pension sont capitalisés sur la base de la carrière, la cour souligne que le fait de suspendre le paiement d’une pension peut être attentatoire à l’article 1er du premier Protocole additionnel de la C.E.D.H., qui recouvre notamment le droit aux prestations de sécurité sociale. Étant un droit patrimonial, la prestation sociale ne peut être réduite ou suspendue que pour autant que ceci soit prévu dans la loi et soit justifié par un motif « d’utilité publique ». En outre, les différences de traitement dans l’octroi des prestations sociales ne peuvent être admises que moyennant une justification appropriée. La cour rappelle ici plusieurs arrêts de la Cour Européenne des droits de l’homme, insistant sur l’attention apportée par cette haute juridiction aux différences de traitement qui reposent sur le sexe ou la nationalité et pour lesquelles ne peuvent être considérées compatibles avec la Convention que les différences fondées sur des considérations très fortes. Or en l’espèce la différence de traitement constatée est fonction de la nationalité, si l’on compare la situation du belge et de l’étranger résidant tous les deux à l’étranger.

La cour décide dès lors de poser à la Cour constitutionnelle une question relative à cet article 27, alinéa 1er de l’arrêté royal n° 50. L’examen de la constitutionnalité de ce texte est demandé eu égard à la circonstance qu’il a pour conséquence que le paiement de la pension due à un bénéficiaire de nationalité étrangère est suspendu si celui-ci réside à l’étranger alors que la pension de retraite ou de survie due à un belge est payée quel que soit le pays de sa résidence, situation qui aboutit à traiter de manière différente des personnes qui ont participé dans des conditions équivalentes au financement du régime belge de retraite des travailleurs salariés.

La cour aborde encore la différence de traitement contenue à l’article 65 de l’arrêté royal, qui prévoit des catégories d’étrangers dits « privilégiés » auxquels ne s’applique pas la règle qui concerne les étrangers dits « ordinaires » : les premiers conservent le bénéfice de leur pension même s’ils résident à l’étranger contrairement aux seconds qui perdent celui-ci s’ils quittent la Belgique. La cour renvoie à un arrêt qu’elle a rendu sur la question en date du 21 mars 2012 (C. trav. Bruxelles, 21 mars 2012, R.G. n° 2009/AB/52.543), arrêt qui fait actuellement l’objet d’un pourvoi devant la Cour de cassation (S.12.0081.F). La cour du travail y a considéré que la différence de traitement n’est pas raisonnablement justifiée, aucun lien ne pouvant être raisonnablement établi entre le statut privilégié de certaines catégories d’étrangers et la condition de résidence. Aussi, la cour du travail y a-t-elle vu une différence de traitement contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution.

La cour signale, en conséquence, dans l’arrêt ici annoté que, vu le pourvoi devant la Cour de cassation, cette question sera reprise s’il y a lieu dès que la Cour suprême aura tranché.

Mais la cour entrouvre encore une porte, eu égard aux règlements européens de sécurité sociale : elle invite à vérifier si l’intéressée ne peut pas bénéficier des dispositions du Règlement 859/2003 du Conseil du 14 mai 2003, qui protège les ressortissants de pays tiers non couverts par les dispositions des règlements 1408/71 et 574/72 uniquement en raison de leur nationalité et qui pourraient peut-être permettre l’exportabilité de la pension.

Intérêt de la décision

L’intérêt de cet arrêt est considérable, puisqu’il rappelle le caractère patrimonial du droit à des prestations sociales et la protection dont elles bénéficient, à ce titre, eu égard aux principes de la Convention Européenne des droits de l’homme. L’arrêt pointe de manière circonstanciée les deux questions soulevées par la demande introduite, étant d’une part une différence de traitement entre travailleurs (belges ou étrangers) du fait de leur nationalité et d’autre part du fait de leur lieu de résidence (pour les étrangers), alors qu’ils ont pareillement participé au financement du régime belge des pensions de retraite et de survie des travailleurs salariés.

Contrairement au tribunal, qui avait fait droit à la demande sur la base des dispositions de la Convention, la cour du travail renvoie le dossier à la Cour constitutionnelle en ce qui concerne la différence de traitement fondée sur la nationalité et attend l’arrêt de la Cour de cassation (un pourvoi ayant été introduit à propos d’un précédent arrêt) sur la question de la résidence.


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