Terralaboris asbl

Modification d’employeur : pouvoirs du juge statuant en référés

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 28 juin 2012, R.G. 2012/CB/5

Mis en ligne le lundi 29 octobre 2012


Cour du travail de Bruxelles, 28 juin 2012, R.G. n° 2012/CB/5

TERRA LABORIS ASBL

Dans un arrêt du 28 juin 2012, la Cour du travail de Bruxelles rappelle qu’une société ne peut transférer un membre de son personnel vers une autre, même si les deux sont filiales d’un même groupe, et ce sans l’accord du travailleur. Le juge statuant en référés peut ordonner la réintégration de celui-ci dans sa fonction initiale.

Les faits

Madame S. est depuis août 1997 au service d’une société qui exploite un hôtel de l’agglomération bruxelloise. Lors de la survenance du litige, fin 2011, elle y exerce la fonction de gouvernante.

L’employeur va lui soumettre plusieurs conventions, la première, intitulée « avenant » à son contrat de travail, la transfère vers une autre société qui gère également un hôtel à Bruxelles. Les avantages contractuels et son ancienneté lui sont garantis. L’intéressée ne signe pas ce texte.

Deux mois plus tard, la directrice (occupant ce poste pour les différents hôtels du groupe) lui annonce une nouvelle modification, étant qu’elle prestera dans un autre hôtel (géré par une autre société). Ceci s’accompagne d’une modification du lieu de travail à l’intérieur de la capitale.

L’intéressée signe le document lui soumis avec la mention « pour réception ». Un nouvel avenant lui est alors proposé, la mettant au service d’une autre société. Elle signe également celui-ci pour réception et sans reconnaissance préjudiciable. Son organisation syndicale fait aussitôt un courrier recommandé faisant part son désaccord formel quant à son transfert, celui-ci impliquant en outre de prester dans deux lieux de travail. L’employeur est mis en demeure de la réintégrer dans son lieu de travail initial. La première fiche de paie qui lui est remise confirme la modification de la personne de l’employeur.

Une procédure est entamée, dans laquelle il est demandé au tribunal de cesser la voie de fait que constitue la modification unilatérale de la fonction de l’intéressée et de condamner l’employeur à réintégrer dans sa fonction initiale (gouvernante principale). Quant aux effets de la mesure dans le temps, il est demandé que celle-ci soit ordonnée jusqu’à ce qu’un accord arrive sur l’exécution du contrat ou qu’il y ait rupture de celui-ci (par résiliation ou résolution judiciaire).

Décision du tribunal du travail siégeant en référé

La Présidente du Tribunal du travail de Bruxelles fait entièrement droit à la demande, tant en ce qui concerne la portée de la condamnation demandée que quant à la durée des effets de l’ordonnance.

La présidente s’estime en effet compétente pour connaître de la demande, l’urgence étant établie et l’apparence de la voie de fait étant dûment constatée, étant le transfert de l’intéressée contre son gré vers un autre employeur.

Position des parties devant la cour

L’action initiale ayant été dirigée contre les trois sociétés, celles-ci défendent, comme en première instance, une thèse commune. Elles signalent être les filiales d’un même groupe de droit espagnol actif dans le secteur Horeca, précisant que chacune exploite un hôtel du même nom. Au vu des difficultés économiques, le groupe n’aurait décidé de garder à Bruxelles que deux hôtels, dont l’un n’est pas à la cause. Quant aux trois autres, ils auraient été attribués à une autre société espagnole qui a une filiale en Belgique. C’est vers celle-ci que le transfert de l’intéressée a été organisé. Elles plaident que cette décision ne modifie rien en la pratique, vu l’existence de conventions de gérance, de cession de droits d’exploitation, etc. Elles se fondent également sur le CCT 32bis.

Par ailleurs, elles contestent l’urgence, l’intéressée ne risquant pas de subir un préjudice irréparable, au motif qu’elle garde la même fonction, le même salaire, les mêmes avantages, son ancienneté contractuelle ainsi que sa supérieure hiérarchique. Elles font également valoir la moindre intensité du travail (au motif que les chambres seraient plus petites !) ainsi que l’existence d’une même UTE pour les cinq hôtels et, enfin, la faible distance entre les lieux de travail, situés sur la même ligne de tram.

Elles plaident encore l’absence de provisoire, au motif qu’une fois la réintégration ordonnée, ceci reviendrait à prendre une décision dont les effets sont définitifs.

Quant l’intimée, elle demande (en substance) comme en première instance de faire cesser les voies de fait dont elle est victime, ainsi que de fixer les mesures à prendre dans le temps.

Décision de la cour

La cour commence par le rappel de l’article 584, alinéa 1er du Code judiciaire, retenant l’hypothèse de la violation d’un droit évident, étant l’imminence d’un danger qui menace les droits d’un travailleur si une décision urgente n’est pas prise. Quant aux effets des ordonnances de référés, elle rappelle que celles-ci ne peuvent préjuger de la solution à donner au fond du litige et qu’il s’agit d’une règle d’ordre public. Il y a lieu d’aménager une situation d’attente.

La cour revient ensuite sur la jurisprudence qui a développé les pouvoirs du juge en référés, étant notamment qu’il peut ordonner à l’employeur de suspendre provisoirement l’entrée en vigueur de modifications qu’il comptait apporter au contrat de travail,et ce pour une durée déterminée, essentiellement jusqu’à ce qu’un accord soit trouvé ou jusqu’à la rupture du contrat, que celle-ci intervienne par décision judiciaire ou suite à la volonté des parties ou de l’une d’elles. Il s’agit pour la cour d’interventions permettant d’assurer la préservation et la sauvegarde des droits menacés des travailleurs ainsi que de réprimer les voies de fait.

En l’espèce, le sort fait à l’intéressée peut, pour la cour, être qualifié provisoirement de voie de fait et la cour renvoie aux développements faits par le premier juge, selon lesquels l’employeur veut transférer la travailleuse contre son gré à un autre employeur. La cour considère qu’il n’y a pas ici un seul et même employeur et que l’interprétation de cette notion dans le cadre de l’article 82, § 2 de la loi sur les contrats de travail n’est pas applicable, non plus que les développements relatifs à la notion d’UTE dans le contexte des élections sociales. Il s’agit d’exceptions dans des contextes juridiques bien précis. Se livrant (selon ses termes) à un examen sommaire et superficiel des droits invoqués, elle conclut que l’on n’est pas face à une simple modification du lieu du travail ou à une application du ius variandi mais qu’il s’agit de toucher au contrat de travail qui lie les parties depuis quinze ans.

Elle confirme l’ordonnance dans toutes ses dispositions, précisant encore que l’intervention du juge des référés est fondée sur la nécessité d’assurer la protection d’un droit évident et incontestable, étant en l’occurrence le maintien provisoire de l’intéressée dans les liens du contrat de travail qu’elle a signé avec son employeur, et ce jusqu’à ce qu’une solution intervienne, solution négociée ou judiciaire.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour du travail de Bruxelles confirme une nouvelle fois les pouvoirs du juge des référés en vue de sauvegarder des droits évidents, dans le cours de l’exécution d’un contrat de travail. L’arrêt aborde également une question de fond importante, étant que, dans un tel cas de figure, la modification ne vise pas seulement le lieu de prestation mais l’identité de l’employeur. Il ne peut être fait abstraction du contrat initial sans l’accord du travailleur et, à défaut pour lui d’accepter d’être au service d’un nouvel employeur, ceci ne peut lui être imposé : il s’agit d’une voie de fait à laquelle il peut être mis fin dans le cadre des référés.


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