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ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

18 juillet 2007 (*)

«Travailleur frontalier – Règlement (CEE) n° 1612/68 – Allocation d’éducation – Octroi refusé – Avantage social – Condition de résidence»

Dans l’affaire C-213/05,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 234 CE, introduite par le Bundessozialgericht (Allemagne), par décision du 10 février 2005, parvenue à la Cour le 17 mai 2005, dans la procédure

Wendy Geven

contre

Land Nordrhein-Westfalen,

LA COUR (grande chambre),

composée de M. V. Skouris, président, MM. P. Jann, C. W. A. Timmermans, A. Rosas, K. Lenaerts, P. Kūris et E. Juhász, présidents de chambre, Mme R. Silva de Lapuerta, MM. K. Schiemann (rapporteur), J. Makarczyk, G. Arestis, A. Borg Barthet et M. Ilešič, juges,

avocat général: M. L. A. Geelhoed,

greffier: M. R. Grass,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées:

–        pour Mme Geven, par M. M. Eppelein, Assessor,

–        pour le gouvernement allemand, par M. M. Lumma, en qualité d’agent,

–        pour le gouvernement du Royaume-Uni, par Mme C. Jackson, en qualité d’agent, assistée de Mme E. Sharpston, QC,

–        pour la Commission des Communautés européennes, par M. V. Kreuschitz, en qualité d’agent,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 28 septembre 2006,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation du règlement (CEE) nº 1612/68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 2).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Mme Geven au Land Nordrhein‑Westfalen au sujet du refus, par ce dernier, de lui verser l’allocation d’éducation pour son enfant.

 Le cadre juridique

 La réglementation communautaire

3        L’article 7, paragraphes 1 et 2, du règlement nº 1612/68 prévoit:

«1.      Le travailleur ressortissant d’un État membre ne peut, sur le territoire des autres États membres, être, en raison de sa nationalité, traité différemment des travailleurs nationaux, pour toutes conditions d’emploi et de travail, notamment en matière de rémunération, de licenciement et de réintégration professionnelle ou de réemploi s’il est tombé en chômage.

2.      Il y bénéficie des mêmes avantages sociaux et fiscaux que les travailleurs nationaux.»

 La réglementation nationale

4        Ainsi qu’il ressort de la décision de renvoi, l’article 1er, paragraphe 1, de la loi relative à l’octroi de l’allocation et du congé d’éducation (Bundeserziehungsgeldgesetz, ci-après le «BErzGG»), dans sa version applicable au moment des faits au principal, prévoyait que peut prétendre à une allocation d’éducation toute personne qui a son domicile ou son lieu de résidence habituelle en Allemagne, qui a dans son ménage un enfant à charge, qui assure la garde et l’éducation de cet enfant et qui n’exerce pas d’activité professionnelle ou ne l’exerce pas à temps plein.

5        Par ailleurs, en vertu de l’article 1er, paragraphe 4, du BErzGG, dans sa version applicable à l’époque des faits au principal, les ressortissants des États membres de l’Union européenne et les travailleurs frontaliers venant de pays ayant une frontière commune avec l’Allemagne ont droit à l’allocation d’éducation pour autant qu’ils exercent, dans cet État membre, une activité professionnelle dépassant le seuil de l’emploi mineur.

6        Aux termes de l’article 8, paragraphe 1, point 1, du livre IV du code de la sécurité sociale (Sozialgesetzbuch IV), dans sa version en vigueur à l’époque des faits au principal (BGB1. I, p. 1229), une activité était considérée comme mineure lorsque sa durée était inférieure à 15 heures par semaine et lorsque le salaire mensuel normalement perçu ne dépassait pas un septième de la valeur de référence mensuelle au sens de l’article 18 dudit livre IV, à savoir 610 DEM en 1997 et 620 DEM en 1998.

 Le litige au principal et la question préjudicielle

7        Mme Geven est une ressortissante néerlandaise. À la naissance de son fils, au mois de décembre 1997, elle résidait aux Pays-Bas avec son mari qui exerçait une activité professionnelle dans cet État membre. Après la période de protection légale de la maternité, durant la première année de vie de son fils, la requérante a travaillé en Allemagne pour un temps de travail hebdomadaire oscillant entre 3 et 14 heures et recevait un salaire hebdomadaire compris entre 40 et 168,87 DEM.

8        La demande de la requérante tendant à obtenir une allocation d’éducation pour la première année de vie de son fils a été rejetée par le Land Nordrhein‑Westfalen, par décision du 5 juin 1998, dans la version de la décision rendue sur opposition le 27 janvier 2000. Celui-ci motive sa décision par le fait que Mme Geven n’aurait ni son domicile ni son lieu de résidence habituel en Allemagne et qu’elle n’aurait pas été liée par un contrat de travail prévoyant au moins 15 heures de travail par semaine. En outre, en tant que personne exerçant une activité mineure, elle ne serait pas considérée comme un «travailleur» au sens du règlement (CEE) n° 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement (CE) n° 118/97 du Conseil, du 2 décembre 1996 (JO 1997, L 28, p. 1), tel que modifié par le règlement (CE) n° 1290/97 du Conseil, du 27 juin 1997 (JO L 176, p. 1, ci-après le «règlement n° 1408/71»).

9        Sur les recours engagés contre cette décision, Mme Geven a succombé en première instance et en appel, respectivement par décisions du Sozialgericht Münster du 6 mai 2002 et du Landessozialgericht Nordrhein‑Westfalen du 24 octobre 2003. La requérante a alors saisi la juridiction de renvoi d’une demande en «Revision».

10      Dans ces conditions, le Bundessozialgericht a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«Le droit communautaire (et notamment l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 1612/68 [...]) interdit-il à la République fédérale d’Allemagne d’exclure une ressortissante d’un autre État membre, résidant dans cet État et exerçant en Allemagne une activité professionnelle mineure (entre 3 et 14 heures par semaine), du bénéfice de l’allocation d’éducation allemande, au motif qu’elle n’avait en Allemagne ni son domicile ni sa résidence habituelle?»

 Sur la question préjudicielle

11      L’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 1612/68 prévoit que le travailleur migrant bénéficie dans l’État membre d’accueil des mêmes avantages sociaux et fiscaux que les travailleurs nationaux.

12      La référence aux «avantages sociaux» figurant à cette disposition ne saurait être interprétée limitativement (arrêt du 27 novembre 1997, Meints, C‑57/96, Rec. p. I‑6689, point 39). En effet, selon une jurisprudence constante, on entend par «avantages sociaux» tous les avantages qui, liés ou non à un contrat d’emploi, sont généralement reconnus aux travailleurs nationaux en raison, principalement, de leur qualité objective de travailleurs ou du simple fait de leur résidence sur le territoire national, et dont l’extension aux travailleurs ressortissants d’autres États membres apparaît, dès lors, comme apte à faciliter leur mobilité à l’intérieur de la Communauté européenne (voir arrêts du 14 janvier 1982, Reina, 65/81, Rec. p. 33, point 12; Meints, précité, point 39, et du 12 mai 1998, Martínez Sala, C‑85/96, Rec. p. I‑2691, point 25).

13      La Cour a déjà jugé que l’allocation d’éducation allemande constitue un «avantage social» au sens de l’article 7, paragraphe 2, du règlement nº 1612/68 (voir arrêt Martínez Sala, précité, point 26).

14      Les gouvernements allemand et du Royaume-Uni ont relevé que permettre à un travailleur frontalier, ayant son domicile et son lieu de travail dans des États membres différents, de profiter des mêmes avantages sociaux dans les deux États membres et de les combiner serait injuste. Pour pallier ce risque et eu égard au fait que le règlement nº 1612/68 ne contient pas de règles de coordination destinées à éviter les cumuls de prestations, la possibilité d’«exporter» l’allocation d’éducation dans l’État membre de résidence du travailleur frontalier pourrait être exclue.

15      À cet égard, il importe de relever que la qualité de travailleur frontalier de Mme Geven ne l’empêche en rien de pouvoir prétendre à l’égalité de traitement prévue à l’article 7, paragraphe 2, du règlement nº 1612/68 en ce qui concerne l’octroi d’avantages sociaux. La Cour a déjà jugé que les travailleurs frontaliers peuvent se prévaloir des dispositions de l’article 7 du règlement nº 1612/68 au même titre que tout autre travailleur visé par cette disposition. En effet, le quatrième considérant de ce règlement prévoit, de manière expresse, que le droit de libre circulation doit être reconnu «indifféremment aux travailleurs ‘permanents’, saisonniers, frontaliers ou qui exercent leur activité à l’occasion d’une prestation de services», et son article 7 se réfère, sans réserve, au «travailleur ressortissant d’un État membre» (arrêt Meints, précité, point 50).

16      Il convient de rappeler en outre que relève du champ d’application des règles relatives à la libre circulation des travailleurs (et, en conséquence, du règlement n° 1612/68), tout travailleur exerçant une activité réelle et effective, à l’exception de ceux dont l’activité est tellement réduite qu’elle se présente comme purement marginale et accessoire (voir, notamment, arrêt du 23 mars 1982, Levin, 53/81, Rec. p. 1035, point 17).

17      Or, la juridiction de renvoi a établi que la requérante était, durant la période en question, engagée dans une relation de travail réelle lui permettant de se prévaloir de la qualité de «travailleur migrant» au sens du règlement n° 1612/68.

18      Il convient de rappeler que la règle de l’égalité de traitement inscrite tant à l’article 48 du traité CE (devenu, après modification, article 39 CE) qu’à l’article 7 du règlement nº 1612/68 prohibe non seulement les discriminations ostensibles, fondées sur la nationalité, mais encore toutes formes dissimulées de discrimination qui, par application d’autres critères de distinction, aboutissent en fait au même résultat (arrêt Meints, précité, point 44).

19      À moins qu’elle ne soit objectivement justifiée et proportionnée à l’objectif poursuivi, une disposition de droit national doit être considérée comme indirectement discriminatoire dès lors qu’elle est susceptible, par sa nature même, d’affecter davantage les travailleurs migrants que les travailleurs nationaux et qu’elle risque, par conséquent, de défavoriser plus particulièrement les premiers (arrêt Meints, précité, point 45).

20      Tel est le cas d’une condition de résidence comme celle en cause dans le litige au principal, qui, comme le relève la juridiction de renvoi, est naturellement plus facile à respecter pour les travailleurs nationaux que pour ceux des autres États membres.

21      Selon les explications fournies par la juridiction de renvoi, l’allocation d’éducation allemande constitue un instrument de politique familiale nationale visant à promouvoir la natalité dans le pays. L’objectif premier de cette allocation serait de permettre aux parents de garder eux-mêmes leurs enfants, en renonçant à leur activité professionnelle ou en la réduisant afin de se consacrer à l’éducation de leurs enfants durant la première phase de leur existence.

22      Le gouvernement allemand ajoute, en substance, que l’allocation d’éducation est octroyée pour avantager les personnes qui, par le choix de leur domicile, ont établi un lien effectif avec la société allemande. Dans ce contexte, la condition de résidence, telle que celle en cause au principal, serait justifiée.

23      Indépendamment de la question de savoir si les objectifs poursuivis par la législation allemande pourraient justifier une réglementation nationale basée exclusivement sur le critère de la résidence, il y a lieu de constater que, selon les explications fournies par la juridiction de renvoi, le législateur allemand ne s’est pas limité à une application stricte de la condition de résidence pour l’octroi de l’allocation d’éducation, mais a admis des exceptions permettant aux travailleurs frontaliers d’en bénéficier aussi.

24      En effet, il ressort de la décision de renvoi que, en vertu de l’article 1er, paragraphe 4, du BErzGG, dans sa version applicable à l’époque des faits au principal, les travailleurs frontaliers qui exercent une activité professionnelle en Allemagne mais résident dans un autre État membre peuvent prétendre à l’allocation d’éducation allemande si leur activité professionnelle dépasse le seuil de l’emploi mineur.

25      Par conséquent, il apparaît que, selon la législation allemande en vigueur à l’époque des faits au principal, la résidence n’était pas considérée comme le seul lien de rattachement à l’État membre concerné et qu’une contribution significative au marché du travail national constituait également un élément valable d’intégration à la société dudit État membre.

26      Dans ce contexte, il convient d’admettre que l’absence, dans le chef d’un travailleur non‑résident, d’une activité professionnelle suffisamment significative dans l’État membre concerné est susceptible de constituer une justification licite du refus d’octroi de l’avantage social en cause.

27      En effet, ainsi que la Cour l’a déjà jugé dans l’arrêt du 14 décembre 1995, Megner et Scheffel (C‑444/93, Rec. p. I‑4741, points 18 à 21 et 29), si, certes, une personne qui occupe un emploi mineur du type de celui visé par la question préjudicielle a la qualité de «travailleur» au sens de l’article 39 CE, il convient néanmoins de rappeler que la politique sociale relève, en l’état actuel du droit communautaire, de la compétence des États membres, qui disposent d’une large marge d’appréciation dans l’exercice de cette compétence. Toutefois, cette marge d’appréciation ne saurait avoir pour effet de vider de leur substance les droits que les particuliers tirent des dispositions du traité CE consacrant leurs libertés fondamentales (voir, en ce qui concerne l’article 39 CE, arrêts du 26 janvier 1999, Terhoeve, C‑18/95, Rec. p. I‑345, point 44, et du 11 janvier 2007, ITC, C‑208/05, non encore publié au Recueil, points 39 et 40, ainsi que par analogie, en matière d’égalité de traitement entre travailleurs masculins et travailleurs féminins, arrêts Megner et Scheffel, précité, et du 11 septembre 2003, Steinicke, C‑77/02, Rec. p. I‑9027, points 61 et 63).

28      Ainsi qu’il a été relevé aux points 21 à 25 du présent arrêt, l’objectif du législateur allemand est, dans une situation telle que celle en cause au principal, d’accorder une allocation d’éducation aux personnes qui présentent un lien de rattachement suffisamment étroit avec la société allemande, sans réserver cette allocation exclusivement aux personnes qui résident en Allemagne.

29      Dans l’exercice de sa compétence, ledit législateur a pu raisonnablement estimer que l’exclusion du bénéfice de l’allocation en cause des travailleurs non‑résidents qui exercent dans l’État membre concerné une activité professionnelle ne dépassant pas le seuil de l’emploi mineur au sens du droit national constitue une mesure appropriée et proportionnée au regard de l’objectif rappelé au point précédent (voir, par analogie, arrêt Megner et Scheffel, précité, point 30).

30      Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre à la question posée que l’article 7, paragraphe 2, du règlement nº 1612/68 ne s’oppose pas à l’exclusion, par la réglementation nationale d’un État membre, d’une ressortissante d’un autre État membre, résidant dans cet État et exerçant dans le premier État une activité professionnelle mineure (entre 3 et 14 heures par semaine), du bénéfice d’un avantage social ayant les caractéristiques de l’allocation d’éducation allemande, au motif qu’elle n’avait dans le premier État ni son domicile ni sa résidence habituelle.

 Sur les dépens

31      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit:

L’article 7, paragraphe 2, du règlement (CEE) n° 1612/68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté, ne s’oppose pas à l’exclusion, par la réglementation nationale d’un État membre, d’une ressortissante d’un autre État membre, résidant dans cet État et exerçant dans le premier État une activité professionnelle mineure (entre 3 et 14 heures par semaine), du bénéfice d’un avantage social ayant les caractéristiques de l’allocation d’éducation allemande, au motif qu’elle n’avait dans le premier État ni son domicile ni sa résidence habituelle.

Signatures


* Langue de procédure: l’allemand.