Terralaboris asbl

Participation aux bénéfices d’une société : droit individuel de nature civile

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 21 juin 2010, R.G. 2007/AB/50.139

Mis en ligne le lundi 20 septembre 2010


Cour du travail de Bruxelles, 21 juin 2010, R.G. 2007/AB/50.139 (notamment, de nombreux arrêts similaires ayant été rendus le même jour sur la même question)

TERRA LABORIS ASBL

Dans plusieurs arrêts du 21 juin 2010, la Cour du travail de Bruxelles a fait droit à la demande introduite par les travailleurs d’une société de se voir reconnaître le maintien du bénéfice d’une participation bénéficiaire, malgré la suppression du texte (statutaire) qui avait alloué celle-ci.

Les faits

Une société a fait figurer dans ses statuts une disposition relative à la répartition des bénéfices. Cette clause prévoit que, sur les bénéfices de l’exercice à affecter, seront prélevés d’une part 5% au moins pour constituer la réserve légale (prélèvement cessant d’être obligatoire lorsque celle-ci a atteint le dixième du capital social) et d’autre part des montants que déciderait l’Assemblée générale des actionnaires sur proposition du Conseil d’administration, à affecter à des fonds spéciaux de réserve ou à reporter. Le solde doit faire l’objet d’une répartition bénéficiaire, allant à des actions privilégiées (classées en série A et série B) et, ensuite, être réparti à concurrence de 88% à l’ensemble des actions sans distinction de catégorie, trois fois 4% (membres du Conseil d’administration et administrateurs honoraires, membres du comité de direction et membres honoraires et, enfin, fonds destiné au paiement des primes de fin d’année pour les membres du personnel). Cette répartition concerne deux exercices bénéficiaires, 1994 et 1995. Une autre disposition est prévue pour les exercices 1996 et suivants, reprenant, en gros, l’ordre de dévolution ci-dessus et confirmant les 4% à affecter au fonds destiné au paiement des primes de fin d’année en faveur des membres du personnel.

En exécution de ces dispositions, la société paie pour les années 1995 et 1996 une prime d’intéressement correspondant à 1.850 anciens francs belges et 1.050 anciens francs belges respectivement.

Par acte notarié du 30 juin 1997, l’assemblée générale modifie ses statuts et supprime cette disposition. Un communiqué est cependant affiché, dans l’entreprise, faisant valoir comme explication de cette suppression le peu de vraisemblance que les dividendes à répartir puissent excéder dans l’avenir un montant suffisant pour allouer au personnel une répartition quelconque. Le communiqué poursuit en précisant que : « nous introduirons un système d’intéressement aux résultats pour le personnel avant qu’il y ait lieu de faire des paiements sous les anciens statuts et en phase avec les décisions futures et éventuelles du Gouvernement belge ». Le communiqué conclut que « Ainsi, le personnel ne perdra aucun avantage ».

Il s’avère, cependant, qu’à la fin de l’exercice 2000, la société distribue un dividende de l’ordre 1,675 milliard d’anciens francs belges.

Le personnel est contraint d’introduire une action devant le tribunal du travail de Bruxelles afin de se voir attribuer sa part de dividende vu le refus de la société de procéder à des paiements en sa faveur.

Position du tribunal

Le tribunal du travail rend un jugement le 19 avril 2005, considérant que le communiqué serait sans valeur ni effets juridiques, ne constituant pas un engagement unilatéral opposable à la société.

Position de la Cour

Sur appel des travailleurs, la Cour du travail est saisie du litige, dans lequel se pose divers problèmes de procédure, tenant notamment au fait que le litige concerne des ouvriers et des employés. La Cour rejette, ainsi, une demande de jonction de la société, et ce vu le texte de l’article 104, alinéa 2 au Code judiciaire, qui dispose que les chambres de la Cour du travail qui connaissent de l’appel d’un jugement rendu sur les matières prévues à l’article 578, 1°, 2°, 3°et 7° sont composées, outre d’un Président, d’un conseiller social nommé au titre d’employeur et d’un conseiller social nommé au titre de travailleur ouvrier ou de travailleur employé, selon la qualité du travailleur en cause. Une demande de jonction ne peut dès lors être accueillie, dans la mesure où elle heurterait les règles de composition ci-dessus.

La Cour va également statuer sur sa compétence, la société soutenant qu’il s’agirait d’un conflit collectif échappant à la compétence des juridictions du travail, au motif que ce qui oppose les travailleurs à la société est un conflit d’intérêts. La Cour constate qu’il s’agit d’un déclinatoire de juridiction, vu que pour elle le litige devrait être tranché par le bureau de conciliation de la commission paritaire. La Cour ne fait pas davantage droit à cette argumentation, rappelant le texte de l’article 6 de la Convention Européenne des droits de l’homme et constatant que les demandeurs sollicitent que soit respecté ce qu’ils estiment être l’engagement de la société de leur attribuer une participation bénéficiaire. Il s’agit d’une contestation qui porte sur un droit subjectif de nature civile et qui ne peut dès lors être soustrait au pouvoir judiciaire.

L’appel ayant, par ailleurs, été formé contre l’ancienne dénomination de la société (celle-ci ayant été modifiée entre-temps), la Cour constate l’absence de préjudice dans le chef de la partie intimée, puisqu’à l’audience d’introduction, elle a demandé par fax que l’affaire soit renvoyée au rôle, ce qui lui a été accordé.

La Cour va encore rencontrer un argument de la société relatif à la validité du mandat ad litem, et ce vu que la majorité des travailleurs ont introduit le litige par le biais d’un exploit commun, donnant à leur conseil une procuration générale. La Cour rappelle ici que, si le mandat de l’avocat doit être contesté, ceci doit être fait par le biais d’une procédure en désaveu. Or, aucune trace d’une telle procédure ne figure au dossier, la Cour rappelant par ailleurs que ceci doit se faire par le biais d’une citation vu que l’avocat n’est pas personnellement partie à la cause. En l’absence d’une telle procédure, le mandat ne peut être mis en doute.

L’étape suivante du contrôle par la Cour des données de l’affaire est un problème de prescription. La Cour rappelle que, en vertu de l’article 15 de la loi du 3 juillet 1978, le délai de prescription peut être de cinq ans après le fait qui a donné naissance à l’action, sans qu’il puisse excéder un an après la cessation du contrat. A la date de l’introduction de la procédure, les intéressés étaient toujours en service, de telle sorte que ce délai de cinq ans n’avait pas expiré, le fait générateur de l’action étant la décision de l’assemblée générale de la société relative à l’attribution du bénéfice de l’année 2000 – vu que pour les années précédentes aucune participation bénéficiaire ne devait être distribuée.

Enfin, la Cour aborde le fond, étant le droit des travailleurs à une participation dans les bénéfices de la société. La Cour reprend le texte des statuts, qui a fait naître au profit de chaque travailleur de l’entreprise le droit à une telle participation et retient que la modification statutaire ne doit pas avoir une influence quelconque sur le droit à cet avantage rémunératoire, qui a été accordé pour une durée indéterminée.

Ce droit ne pouvait dès lors être modifié unilatéralement ni à l’occasion de la révision des statuts ni à un autre moment quelconque.

Reprenant la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass., 13 octobre 1997, Pas. 1997, I, n° 400), la Cour rappelle qu’il est de règle que l’employeur ne peut, sans manquer à ses obligations contractuelles, modifier ou révoquer unilatéralement les conditions de travail et qu’il est indifférent à cet égard que cette modification porte sur un élément principal ou accessoire du contrat.

Pour la Cour, c’est dans ce contexte qu’il a été précisé dans le communiqué litigieux que le personnel ne perdrait aucun droit. Si ce communiqué n’est, en lui-même constitutif d’aucun droit, il tient compte du fait que la société ne pouvait, en règle, modifier unilatéralement l’avantage accordé au personnel préalablement. La Cour confirme encore qu’il résulte de ce communiqué que l’intention de la société n’était pas de supprimer la participation bénéficiaire mais au contraire d’envisager de modifier le système existant pour tenir compte des effets d’une augmentation de capital intervenue et de l’octroi d’actions prioritaires, qui pouvaient entraîner une dilution du dividende et rendre cette participation théorique.

La Cour balaiera encore d’autres arguments de la société, qui invoque qu’il s’agissait d’une clause de libéralité, que les travailleurs ne bénéficiaient pas d’un droit individuel mais que les fonds devaient être affectés à un fonds spécial (sur cette question la Cour relève qu’aucun fonds spécial n’a été mis en place mais que la société a opté pour le paiement direct aux travailleurs pour les années 1995 et 1996). Il en résulte, pour la Cour, que chaque travailleur peut prétendre au paiement direct d’une participation bénéficiaire.

La question est particulièrement importante, vu le bénéfice réalisé en 2000. Après affectation à la réserve, c’est un montant de 1.675.275.000 d’anciens francs belges qui constitue le bénéfice à répartir. Ici encore, la société plaide vainement qu’il ne s’agirait pas de montants dont un pourcentage devrait revenir aux travailleurs au motif que ce bénéfice ne résulterait pas de l’activité économique mais serait lié à une opération de restructuration financière, le bénéfice étant resté dans le périmètre de consolidation. La Cour relève que l’origine du bénéfice et la circonstance que la société n’en a pas fait profiter son propre actionnaire ne remettent pas en cause l’existence de ce bénéfice à répartir.

Dans la mesure où la société occupait 450 personnes à la date du 31 décembre 2000, chaque travailleur doit dès lors percevoir un montant de l’ordre de 3.650€ à majorer des intérêts légaux depuis l’assemblée générale tenue le 1er juin 2001.

Ceci pour l’année 2000 puisque la participation bénéficiaire pour les années postérieures est également due s’il y a bénéfice.

Intérêt de la décision

La Cour du travail tranche une espèce rare, étant une question de participation bénéficiaire destinée à l’ensemble du personnel d’une société, prévue par statuts. La Cour rappelle qu’il s’agit de droits individuels de nature civile et que – à supposer une modification des statuts nécessaire – le droit des travailleurs subsiste et qu’il ne peut être affecté par une décision unilatérale de l’employeur.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be