Terralaboris asbl

L’état de santé ne peut être établi par une enquête d’un détective privé, même si celui-ci est accompagné d’un huissier

Commentaire de C. trav. Liège, 15 décembre 2008, R.G. 34.572/07

Mis en ligne le lundi 15 juin 2009


Cour du travail de Liège, 15 décembre 2008, R.G. 34.572/07

TERRA LABORIS ASBL – Mireille Jourdan

Dans un arrêt du 15 décembre 2008, la Cour du travail de Liège est amenée à statuer sur la légalité et la valeur probante d’un rapport de détective privé accompagné d’un huissier, mandatés par l’entreprise d’assurances aux fins de prouver l’absence d’incapacité permanente dans le chef d’une victime d’un accident du travail s’étant vu reconnaître par expertise judiciaire 80% d’IPP. La Cour écarte les éléments de preuve, ceux-ci portant sur la santé de l’intéressé.

Faits et rétroactes

Monsieur T. a été victime d’un accident du travail en date du 4 novembre 1996, ayant fait deux chutes successives, de deux mètres chacune. Les séquelles sont d’ordre physique et psychique.

L’entreprise d’assurances accepta de prendre en charge l’ITT jusqu’au 30 juin 1997 et décida qu’il y avait guérison sans séquelle au 1er juillet 1997.

Monsieur T. introduisit un recours à l’encontre de cette décision, dans un premier temps dans le cadre d’une procédure en référé. Une procédure au fond a ensuite été introduite.

Dans le cadre de ces procédures, trois expertises successives ont été ordonnées. Le premier expert propose de consolider au 11 septembre 1997, invoquant une incapacité permanente de 15 %. Le deuxième expert concluait à un taux d’incapacité permanente de 40%, la consolidation étant fixée au 1er janvier 1999. La troisième expertise (constituée d’un collège d’experts), estima l’incapacité permanente à 80% au 1er janvier 1999.

Dans le cadre de ces expertises, la question d’une éventuelle simulation de la part de l’intéressé se posa.

A la suite du dernier rapport déposé, l’entreprise d’assurances mandata un détective privé afin d’investiguer sur l’emploi du temps de l’intéressé, mission réalisée avec l’assistance d’un huissier de justice. Dans ce cadre, trois filatures ont été organisées fin 2005/début 2006, suivant l’intéressé dans ses promenades avec son chien. L’huissier acta ses constatations dans un procès-verbal et une bande vidéo fut enregistrée par le détective. L’entreprise d’assurances estima à la suite de ces investigations que l’intéressé simulait l’incapacité, se conduisant en promeneur ordinaire.

Sur ces bases, elle demanda au Tribunal de débouter l’intéressé de sa demande (laissant ainsi subsister la décision de guérison sans séquelle). A titre subsidiaire, elle demandait au Tribunal de confier au collège un complément de mission, aux fins que les experts examinent les constatations et l’enregistrement.

La décision du tribunal

Le tribunal écarta le résultat des investigations, sur la base d’une violation des article 7, al. 3 de la loi du 19 juillet 1991 organisant la profession de détective privé et 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il entérina en conséquence les conclusions du collège.

La décision de la Cour

La Cour est amenée à se prononcer sur la légalité et la recevabilité des éléments invoqués par l’entreprise d’assurances pour prouver l’absence d’incapacité permanente de travail dans le chef de Monsieur T. Il s’agit du rapport du détective privé, du montage vidéo réalisé par lui et du procès-verbal de l’huissier ayant accompagné le détective privé.

La Cour rappelle que les constats de huissiers sont admissibles au titre de preuve s’ils satisfont aux conditions imposées par l’article 516, al. 2 du Code judiciaire. Il en va de même des rapports du détective privé, pour autant que l’activité de ce dernier ait été exercée dans le respect de la loi précitée du 19 juillet 1991. Quant aux vidéos et autres moyens techniques modernes, ils peuvent être reçus au titre de simple présomption, pour autant qu’ils aient été obtenus légalement et loyalement et qu’il n’y ait pas d’indice de falsification. Cependant, si seuls certains extraits sont communiqués, il y a lieu à prudence, dès lors que la réalité peut être déformée par le découpage réalisé.

La Cour rappelle encore que ces éléments doivent respecter le droit au respect de la vie privée et familiale consacré par l’article 8 de la C.E.D.H. A cet égard, elle souligne qu’il n’y a pas de violation de ce principe lorsque les constatations et enregistrements sont réalisés sur la voie publique, sous réserve qu’ils répondent à une raison légitime et respectent le principe de proportionnalité.

Appliquant ces principes aux données de l’espèce, la Cour constate que l’intervention du détective privé ne répond pas à la condition visée par l’alinéa 3 de l’article 7 de la loi, qui fait interdiction de recueillir des informations relatives à la santé des personnes. Pour la Cour, constituent de telles informations celles visant à déterminer si les fonctions d’une personne sont ou non troublées par une maladie ou une lésion.

Elle relève que si la mission portait formellement sur l’emploi du temps (mission reprise dans la convention imposée par l’article 8 de la loi), il faut constater que seules les promenades de l’intéressé ont fait l’objet d’une surveillance (et non l’ensemble de ses déplacements, ce qui aurait été plus logique s’il s’était agi d’un contrôle de l’emploi du temps) et que le montage vidéo est centré sur les capacités locomotrices de l’intéressé (sorties et entrées dans le véhicule, déplacements pédestres). Elle en conclut dès lors qu’il s’agissait d’enquêter sur les aptitudes à la mobilité de Monsieur T., et ce nonobstant la qualification de la mission dans la convention.

Elle écarte ainsi le rapport du détective privé, de même que son montage vidéo.

Quant au procès-verbal de l’huissier, la Cour estime qu’il dépasse les limites fixées par le Code judiciaire (qui limite les actes d’huissier à des constatations purement matérielles, exclusives de tout avis quant aux conséquences de fait ou de droit qui peuvent en résulter). Elle retient en effet qu’il commente en réalité ce qu’il peut voir, usant de qualifications subjectives, dont certaines relèvent d’une appréciation médicale (ex : le pas est naturel, le tronc est droit, la mobilité est facile, les déhanchements sont harmonieux, il se retrouve debout extension totale, …). Pour la Cour, il s’agit de l’expression d’un avis sur l’intégrité physique et mentale de Monsieur T.

Elle note encore que ce document doit être écarté parce que contenant des données sur la santé. Or, dès lors que l’huissier accompagne le détective, il est tenu de respecter les limites de la mission de ce dernier, sous peine de contourner la loi.

La Cour constate pour le surplus que le rapport du collège est motivé, circonstancié, complet et qu’il s’appuie sur des résultats d’examens, qualifiés d’éléments objectifs, qui confirment le handicap de l’intéressé.

Intérêt de la décision

Cette décision se prononce sur l’admissibilité des éléments de preuve que constituent le rapport du détective privé, les enregistrements vidéo et les procès-verbaux d’un huissier dans le contexte d’une contestation d’incapacité permanente de travail (les principes rappelés valant cependant au-delà de ce contexte).

Vu que les investigations avaient été menées afin de faire écarter un rapport d’expertise concluant à une incapacité permanente importante, il apparaît en effet clairement qu’elles portaient essentiellement sur l’état de santé de l’intéressé.


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