Terralaboris asbl

Motivation insuffisante du rapport d’expertise et remplacement de l’expert

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 4 janvier 2007, R.G. 42.529

Mis en ligne le mercredi 26 mars 2008


Cour du travail de Bruxelles, 4 janvier 2007, R.G. 42.529

TERRA LABORIS ASBL – Pascal HUBAIN

Les faits

Monsieur P. est en incapacité de travail depuis juillet 1997 après avoir exercé le métier d’ouvrier boulanger.

Il souffre de douleurs lombo-sciatalgiques chroniques, dont l’origine n’est pas déterminée.

Selon son médecin de recours, Monsieur P. a manifesté une décompensation neuropsychologique compréhensible fin 1998-début 1999 et est inquiet quant à son avenir professionnel, vu son jeune âge.

Le 20 mai 1999, le médecin conseil de sa mutuelle met néanmoins fin à son incapacité de travail à partir du 27 mai 1999, notamment pour le motif qu’il peut reprendre un travail adapté épargnant le dos.

Monsieur P. a introduit un recours contre cette décision devant le tribunal du travail de Nivelles.

Monsieur P. a changé de mutuelle avec effet au 1er janvier 2000.

Il a repris un travail le 16 janvier 2001 (horaire réduit, contrat AWIPH) et, suite à la faillite de son employeur en janvier 2002, a retrouvé un nouvel emploi mais a été licencié en mai 2002.

Toujours selon son médecin de recours, c’est probablement grâce à un traitement de soutien par revalidation physique et psychologique qu’il a pu rependre une activité le 16 janvier 2001 mais dans un statut privilégié « avec une incapacité permanente partielle de l’ordre de 40% ».

Se fondant sur un rapport médical du 8 novembre 1999 du médecin de recours de Monsieur P., le tribunal considère qu’il existe une contestation d’ordre médical et désigne un expert judiciaire avec comme mission de l’éclairer sur les critères contenus dans l’article 100 § 1er de la loi coordonnée le 14 juillet 1994.

Le rapport du médecin de recours de Monsieur P. soulignait déjà, avant la désignation de l’expert judiciaire, que les troubles psychiques présentés devraient faire l’objet d’une évaluation, le recours à un avis psychiatrique complété par un testing psychologique étant recommandé.

L’expert judiciaire n’a reçu aucune observation lors de la communication de ses préliminaires.

Il a déposé son rapport le 19 février 2001 et a conclu à une aptitude au travail à partir du 27 mai 1999 dans le cadre de l’article 100 de la loi du 14 juillet 1994.

L’expert judiciaire n’a cru utile de recourir à un sapiteur.

Devant le tribunal du travail, Monsieur P. a contesté les conclusions de l’expert judiciaire et a demandé un complément d’expertise en raison d’un syndrome dépressif, qui justifie selon lui un bilan neuropsychologique complet pour toute la période litigieuse.

Par un jugement du 7 décembre 2001, le tribunal du travail de Nivelles a déclaré la demande de Monsieur P. non fondée, en se fondant sur le rapport de l’expert judiciaire.

L’intéressé a déposé une requête d’appel le 11 janvier 2002.

En juillet 2002, il a subi une opération suite à un nouveau diagnostic posé par un médecin en France en mai 2002.

En mai 2004, un neuro-stimulateur est mise en place toujours en France. Il semble que cette intervention ait été postposée en raison de l’état psychologique de Monsieur P.

La position des parties en appel

Monsieur P. demande à la Cour du travail d’ordonner une « contre expertise » avec la même mission que celle confiée à l’expert judiciaire mais en précisant cette fois que ce « contre expert » devra procéder à la réalisation d’un bilan neuropsychiatrique pour apprécier sa capacité de gain à partir du 27 mai 1999.

Il soutient que les examens pratiqués en France en mai 2002 démontrent que l’expert judiciaire ne disposait pas de toutes les informations nécessaires sur son état de santé, vu l’absence d’examen pouvant objectiver les causes de la persistance de ses douleurs.

Il conteste que l’expert judiciaire ait pris en compte, de manière effective, les répercussions psychologiques dues à sa pathologie.

Il justifie le recours à une « contre expertise » par rapport à un complément d’expertise par le fait qu’un expert éprouve généralement des difficultés à revenir sur une opinion ou une conviction qu’il a pu se faire.

La mutuelle demande quant à elle la confirmation du jugement dont appel.

Elle estime qu’une nouvelle expertise ne se justifie pas et, à titre subsidiaire, qu’il faut confier la mission complémentaire demandée par Monsieur P. au même expert judiciaire que celui désigné par le premier juge

La mutuelle demande également à la Cour du travail de limiter la période litigieuse au 31 décembre 1999 (puisque le 1er janvier 2000, Monsieur P. a opéré une mutation vers une autre mutuelle qui n’est pas à la cause) et en tout cas jusqu’au 16 janvier 2001, date de la reprise de travail.

La position de la cour du travail

La Cour du travail considère tout d’abord que la période litigieuse s’arrête au 15 janvier 2001, vu la reprise de travail mais ne tient pas compte de la mutation de Monsieur P. vers une autre mutuelle qui n’est pas à la cause.

La Cour du travail identifie ensuite les répercussions psychologiques de la pathologie dont il n’aurait pas été tenu compte aux effets des douleurs résultant de la pathologie lombaire, en rappelant que, selon Monsieur P., au moment de l’expertise le diagnostic de ces douleurs n’aurait pas été correctement établi.

Elle relève que la contestation médicale portait dès l’origine sur des troubles psychiques dont l’incidence sur l’aptitude au travail doit être évaluée ou écartée.

La Cour du travail précise également que la critique du rapport d’expertise repose sur des rapports établis par le médecin de recours des 1er juin 2001, 8 février 2002 et 18 septembre 2002.

Tous ces rapports sont postérieurs au dépôt du rapport de l’expert, en sorte qu’il ne peut pas lui être reproché de ne pas avoir pris en compte les arguments développés par Monsieur P. après dépôt du rapport et l’expert n’ayant pas reçu de réaction à ses préliminaires.

La Cour du travail rappelle que, néanmoins, ceci ne prive par Monsieur P. du droit de lui soumettre ses griefs concernant le rapport d’expertise, à peine de le priver du droit de présenter ses moyens de défense.

Se fondant sur ces trois rapports médicaux, la Cour du travail décide qu’il convient de remplacer l’expert judiciaire et d’investir un autre expert (neuropsychiatre) d’une nouvelle mission en précisant que celui-ci devra l’éclairer sur les répercussions éventuelles d’affections psychiques associées à d’autres pathologies mises en évidence par le précédent expert.

Pour en décider de la sorte, la Cour du travail ne conteste pas que l’expert judiciaire a traité à plusieurs reprises de la question des douleurs mais, par contre, elle lui reproche, après avoir recopié les avis divergents des médecins des parties, de ne pas avoir expliqué sur quelle base il proposait de conclure à une décision d’aptitude au travail, faisant uniquement référence à l’examen clinique de Monsieur P. et à tous les examens complémentaires fournis dans le cadre de l’expertise (alors qu’il n’y en eut qu’un seul). La Cour du travail considère qu’une telle motivation ne l’éclaire pas.

De même, elle reproche à l’expert judiciaire de ne pas avoir expliqué pourquoi il n’a pas jugé opportun de procéder à des examens complémentaire ni d’avoir recouru à un sapiteur alors que, dans son rapport du 8 novembre 1999 (rapport sur la base duquel il a été désigné, vu la controverse médicale), le médecin de recours de Monsieur P. soulignait déjà la nécessité de recourir à un avis psychiatrique, complété par un testing psychologique.

La Cour du travail en conclut que le contenu du rapport d’expertise n’éclaire pas la contestation qui avait été soumise à l’expert judiciaire et que ses conclusions ne sont pas suffisamment ni adéquatement motivées par rapport à cette contestation.

L’intérêt de la décision

La Cour du travail de Bruxelles rappelle fort opportunément plusieurs principes importants en matière d’expertise judiciaire :

  1. Le premier étant que l’assuré social peut toujours soumettre au tribunal - voire en degré d’appel à la cour - de nouveaux éléments médicaux dont l’expert n’a forcément pas pu tenir compte puisque amenés après le dépôt du rapport d’expertise.
  2. Le deuxième étant que l’expert judiciaire doit envisager toutes les contestations (notamment médicales) dont il est saisi et y répondre. Le cas échéant, il doit désigner un sapiteur ou motiver pourquoi il décide de ne pas recourir à l’avis de celui-ci.
  3. Le troisième étant que l’expert ne peut pas se borner à conclure de manière générale, selon des formules stéréotypées (« vu l’examen clinique de l’intéressé ») mais doit préciser pourquoi il propose de conclure de telle ou telle manière. Sa motivation doit être éclairante pour le tribunal ou la cour, amenés à devoir se prononcer sur son avis.
  4. Enfin, en cas de carences de l’expert, son remplacement doit être préféré à un complément d’expertise demandé au même expert.

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