Terralaboris asbl

Légalité des barèmes d’honoraires des experts judiciaires : la Cour d’arbitrage interrogée, à nouveau

Commentaire de C. trav. Liège, 24 avril 2006, R.G. 29.631/01

Mis en ligne le mercredi 26 mars 2008


Cour du travail de Liège, 24 avril 2006, R.G. n° 29.631/01

Terra Laboris asbl – Pascal Hubain

Dans un arrêt du 24 avril 2006, la cour du travail de Liège a saisi la Cour d’arbitrage de la question de la légalité du barème imposé en assurance soins de santé et indemnités. Il s’agit de la seconde saisine de la Cour d’arbitrage sur la question.

Les faits

Par son arrêt du 18 septembre 2002, la cour du travail de Liège a désigné comme expert judiciaire le docteur M. Celui-ci ayant déposé son rapport le 23 janvier 2003, la cour a mis, par un second arrêt du 8 décembre 2003, à charge de l’Inami les honoraires et frais de l’expert, ceux-ci ayant été taxés conformément au tarif obligatoire prévu à l’époque par un arrêté royal du 27 juin 1997 pris en exécution de l’article 167, alinéa 4 de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités coordonnée le 14 juillet 1994.

Toutefois, dans son arrêt précité, la cour du travail de Liège, sur la demande de l’Inami, a encore demandé au docteur M. un complément d’expertise, qui fut déposé le 14 février 2005.

La cour a ensuite, dans un arrêt du 26 septembre 2005, entériné les deux rapports mais a réservé à statuer sur les frais et honoraires de l’expert judiciaire concernant ce complément d’expertise.

En effet, pour ce rapport complémentaire, le docteur M. a du fournir un travail important, ainsi que le médecin spécialiste sapiteur consulté.

Le docteur M. a dès lors établi deux états d’honoraires et frais : le premier sur la base du tarif obligatoire et le second, en tenant compte de la qualité de l’expert et de son sapiteur ainsi que de la difficulté et de la longueur de leurs travaux.

Le docteur M. a demandé à la cour de taxer son second état de frais et honoraires et est intervenu volontairement à la cause qui oppose à l’Inami à M. G ainsi qu’à sa mutuelle.

L’expert et les parties ont été convoqués et entendus par la cour du travail en exécution de l’article 984, alinéa 2 du code judiciaire.

La position des parties en appel

L’expert judiciaire, le docteur M., demande à la cour du travail d’interroger la Cour d’arbitrage sur la question de savoir si l’article 167, alinéa 4 de la loi coordonnée le 14 juillet 1994 viole ou non les articles 10 et 11 de la constitution en ce que ses dispositions habilitent le Roi à prévoir un tarif unique, qui ne tient pas compte des particularités des expertises, certaines étant plus difficiles, plus compliquées et donc plus onéreuses que d’autres, en sorte que c’est l’égalité des justiciables qui est mise en péril.

Subsidiairement, il demande à la cour d’interroger la Cour d’arbitrage sur une violation directe du barème tel que prévu dans l’arrêté royal du 14 novembre 2003 au regard des articles 10 et 11 de la constitution.

La décision de la cour

La cour du travail de Liège commence par rappeler les textes légaux applicables.

En principe, l’état des honoraires et frais des experts judiciaires est fixé en tenant compte de la qualité des experts, de la difficulté et de la longueur des travaux qu’ils ont accomplis ainsi que de la valeur du litige (article 982, alinéa 2 du code judiciaire).

Toutefois, l’article 982, alinéa 2 du code judiciaire permet à la loi de déroger à ces critères.

En matière d’assurance soins de santé et indemnités, la dérogation est prévue par l’article 167, alinéa 4 de la loi coordonnée le 14 juillet 1994, disposition selon laquelle les provisions, les honoraires et les frais de l’expert sont indiqués en appliquant le tarif fixé par le Roi.

C’est le système dit du tarif obligatoire que l’on rencontre également en matière pénale, par opposition au système de la tarification libre.

Ce système se rencontre également en matière d’allocations aux handicapés, allocations familiales et chômage mais pas dans deux secteurs importants de la sécurité sociale, soit les accidents du travail et les maladies professionnelles.

Même dans le système de la tarification dite libre, l’expert et le juge sont tenus d’avoir égard aux critères visés par l’article 982, alinéa 2 du code judiciaire.

En matière d’assurance soins de santé et indemnités, le tarif obligatoire résulte du constat d’une variation considérable du montant des honoraires et frais à charge des institutions de sécurité sociale selon les arrondissements judiciaires, voire selon les experts au sein d’un même arrondissement.

Ce tarif procède également du constat que certains experts en profitaient pour soumettre l’assuré social à une mise au point scientifique complète ou déléguaient largement leur mission en demandant de nombreux examens complémentaires à des spécialistes non assermentés.

L’arrêté royal du 27 juin 1997 est abrogé depuis le 1er décembre 2003 et remplacé par l’arrêté royal du 14 novembre 2003, qui fixe le tarif des honoraires dus aux experts désignés par les juridictions du travail dans le cadre de l’expertise médicale concernant les litiges relatifs aux allocations aux handicapés, aux prestations familiales pour travailleurs salariés et travailleurs indépendants, à l’assurance chômage et au régime d’assurance obligatoire soins de santé et indemnités.

Trois forfaits sont prévus : pour les honoraires de l’expert, pour ses frais administratifs et pour les examens complémentaires avec, dans ce cas, une distinction selon que les examens sont réalisés par un psychiatre ou neuropsychiatre, par un psychologue ou un ergologue ou pour tout autre examen ou avis.

La cour du travail rappelle ensuite qu’en réalité, la Cour d’arbitrage - qui a déjà été interrogée par un arrêt du 22 décembre 1999 ( arrêt n° 137/99 ) - a dit pour droit que l’article 167, alinéa 4 de la loi coordonnée le 14 juillet 1994 ne viole pas les articles 10 et 11 de la constitution.

La Cour d’arbitrage a en effet constaté que les expertises en matière d’assurance obligatoire soins de santé et indemnités se distinguent de manière objective des expertises visées par la réglementation de droit commun (spécialité des experts, nature du litige et régime des dépens) en sorte que la différence de traitement critiquée repose sur un critère objectif. Elle a également justifié le fait que la loi ait pu habiliter le Roi a procéder à une tarification en tenant compte de certaines circonstances : le paiement incombe aux institutions publiques, les expertises sont comparables entre elles et les montants réclamés par les experts variaient, avant l’introduction de la législation critiquée, considérablement, sans raison apparente d’un arrondissement judiciaire à un autre et même d’un expert à un autre. Enfin, la Cour d’arbitrage a estimé que la mesure n’était pas disproportionnée quant à ses effets parce que l’expert médical sollicité a toujours le droit de refuser sa désignation.

Toutefois, la cour du travail considère qu’en l’espèce, la question soulevée par le docteur M. est différente de celle à laquelle la Cour d’arbitrage a répondu. En effet, le docteur M. ne libelle pas sa question en ayant égard à une discrimination entre experts judiciaires mais bien entre justiciables. Or, comme l’avait relevé le Conseil supérieur de la justice, la qualité des expertises est affectée par l’application d’un tarif qui ne prend pas en considération la complexité et la longueur des expertises, poussant les experts à « éluder les difficultés, esquiver les problèmes, étouffer les interrogations, simplifier leurs démarches, économiser les investigations et abréger les vacations ». La garantie d’une expertise est donc compromise et une discrimination entre deux catégories de justiciables peut en résulter selon qu’il est prévu que les frais et honoraires sont déterminés en fonction de la difficulté de la longueur des travaux ou qu’il est fait application d’un tarif duquel ces critères sont absents.

La cour du travail se pose donc la question de savoir si cette discrimination entre deux catégories de justiciables devant l’expertise judiciaire est raisonnablement justifiée par les différences objectives déjà relevées par la Cour d’arbitrage, différences qui disparaissent lorsqu’il s’agit d’expertises en matière de maladies professionnelles, voire d’accidents du travail. Elle s’interroge également sur l’existence d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre le but poursuivi (harmoniser les frais et honoraires des experts judiciaires dans les secteurs visés) et les moyens mis en œuvre (suppression au préjudice des justiciables concernés de toute référence à la difficulté et à la longueur des travaux d’expertise). La cour en conclut que la question soulevée par le docteur M. ne se confond pas avec celle qui a déjà été soumise à la Cour d’arbitrage et résolue par celle-ci.

La cour du travail pose dès lors la question préjudicielle à la Cour d’arbitrage, tout d’abord par rapport à l’article 982, alinéa 2 du code judiciaire, en ce qu’il énonce « sauf si la loi en dispose autrement » et ensuite plus spécifiquement par rapport à l’article 167, alinéa 4 de la loi coordonnée le 14 juillet 1994.

L’intérêt de la décision

Les praticiens du droit de la sécurité sociale attendent évidemment avec intérêt la réponse que donnera la Cour d’arbitrage à la question préjudicielle posée par la cour du travail de Liège, la question étant cette fois posée sous l’angle du justiciable et non plus de l’expert judiciaire.

Sans remettre en question la compétence des experts judiciaires désignés, il est légitime de s’interroger sur leur motivation lorsque l’on sait qu’ils sont actuellement payés 308, 76 € ou 366, 23 €, selon leur spécialisation, pour effectuer une expertise complète et 62,75 € (s’ils ne sont ni psychiatres, neuropsychiatres, ni psychologues procédant à une batterie complète de tests ou ergologues) pour un examen spécialisé …

La question revêt une actualité d’autant plus aiguà« qu’au plus tard le 1er janvier 2007, l’assistance judiciaire permettra également aux justiciables de bénéficier de la gratuité de l’assistance d’un conseiller technique lors des expertises judiciaires ( articles 10 à 14 de la loi du 20 juillet 2006 portant des dispositions diverses, modifiant les articles 664, 665, 671 du code judiciaire et insérant un article 692bis) et que le Roi devra déterminer, s’il échet, le montant de ces frais et honoraires.

Signalons en outre que, sans attendre la modification législative, et suite à l’arrêt de la Cour d’arbitrage n° 160/2005 du 26 octobre 2005, le tribunal du travail de Mons a accordé, dans un litige en matière de prestations à une personne handicapée, l’assistance judiciaire aux fins de prendre en charge les frais et honoraires d’un médecin conseil pour assister une partie dans le cadre d’une expertise judiciaire, en précisant que les frais, honoraires et décaissements visés par l’article 692 du Code judiciaire seront avancés à la décharge de l’assisté, « selon la procédure prévue au règlement général sur les frais de justice en matière répressive ».

Le tribunal du travail de Mons a également rappelé qu’en plus des frais et honoraires qui s’avèreraient à justifier sur la base de la nomenclature des prestations de santé, le médecin désigné pourra utilement se référer à l’arrêté ministériel du 26 septembre 2002 établissant le tarif normal des honoraires des personnes requises en raison de leur art ou profession, en matière répressive, et particulièrement à son article 45 ( voyez Trib. trav.Mons, 16 mai 2006, R.G. n° 11.740/04/M in http://www.juridat.be ; voyez dans le même sens, Trib. trav. Bruxelles, 8 février 2006, in J.L.M.B. 2006,p. 631 à 635).


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be