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Discrimination pour état de santé et règles de preuve en la matière

C. trav. Bruxelles, 8 janvier 2020, R.G. 2017/AB/97

Mis en ligne le mardi 1er septembre 2020


Dans un arrêt du 8 janvier 2020, la cour du travail de Bruxelles rappelle que dans le champ des discriminations (discrimination suite à l’état de santé en l’espèce), il convient de ne pas apprécier d’une manière trop stricte la présomption de l’existence d’une discrimination liée à un critère protégé que la victime doit établir, sous peine de ne pas atteindre l’objectif du législateur qui est de protéger la partie la plus faible à travers le système de partage de la charge de la preuve.

Les faits

Un contrat de travail est conclu en 2011, entre une société et un employé, qui exercera les fonctions de représentant de commerce (Benelux et France). Le contrat contient une clause de reprise conventionnelle d’ancienneté depuis 2007.

Deux ans plus tard, la société est rachetée par un groupe multinational. L’exécution du contrat se poursuit, l’intéressé réalisant, par ailleurs, d’excellentes performances et en étant gratifié en retour. Un poste plus élevé se dégage et il est soumis à candidature. C’est un autre collègue qui, après une procédure d’évaluation, est admis pour le remplir.

À cette époque, le demandeur originaire souffre d’une maladie grave pour laquelle il suit un traitement lourd. Il ne s’est, cependant, jusqu’alors pas absenté pour incapacité de travail.

Suite à cette désignation, l’intéressé demande à être fixé sur sa position dans la société. Il envoie alors un certificat d’incapacité de travail et celui-ci fera l’objet de prolongations. Les demandes qu’il adresse à sa hiérarchie restent sans réponse. Il reprend le travail après près de trois mois d’incapacité.

Son licenciement lui est alors notifié avec effet immédiat, une indemnité compensatoire de préavis lui étant annoncée. Il fait part de son étonnement, quant à la décision prise, rappelant l’ensemble des demandes adressées et reprenant l’historique de la situation depuis le rachat de la société par le groupe multinational.

La réponse qui lui est donnée quant à son licenciement est qu’il n’existerait « actuellement pas d’opportunité dans l’entreprise correspondant à (ses) compétences ».

L’intéressé postule, en conséquence, le paiement de l’indemnité compensatoire de préavis, d’une indemnité d’éviction et d’une autre indemnité fondée, celle-ci, sur la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination. D’autres postes habituels sont également réclamés.

La situation ne se clarifie pas dans les semaines qui suivent, vu les atermoiements de la société, qui va contester le lien entre la maladie et la décision de rupture.

Les discussions n’aboutissent pas, la société versant cependant une indemnité de l’ordre de 110.000,00 € au titre d’indemnité de rupture.

Une procédure est lancée devant le tribunal du travail francophone de Bruxelles. Peu après l’engagement de celle-ci, l’intéressé décède et son épouse reprend l’instance.

Par jugement du 27 octobre 2016, le tribunal fait droit à la demande d’indemnité pour discrimination sur base de l’état de santé ainsi qu’au paiement d’autres sommes.

La société interjette appel.

La décision de la cour

La cour est essentiellement saisie de la question de la discrimination sur la base de l’état de santé. Elle en rappelle d’abord les principes, reprenant les dispositions correspondantes de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination. Elle insiste sur la question de la preuve, soulignant la difficulté pour la personne qui s’estime victime d’une discrimination d’apporter les éléments requis.

Elle renvoie à cet égard à l’arrêt CHEZ de la Cour de Justice de l’Union européenne (C.J.U.E., 16 juin 2015, aff. C-8314, CHEZ) : lorsqu’il s’agit de juger si une mesure constitue une discrimination directe, la juridiction doit tenir compte de l’ensemble des circonstances pertinentes de l’affaire, dont notamment la circonstance que la personne à qui une discrimination est reprochée s’est abstenue de produire certaines preuves à la demande de la juridiction.

Est également invoqué l’arrêt MEISTER (C.J.U.E., 19 avril 2012, aff. C-415/10, MEISTER), où elle a précisé qu’il ne saurait être exclu qu’un refus de tout accès à l’information de la part d’une partie défenderesse peut constituer l’un des éléments à prendre en compte dans le cadre de l’établissement des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte.

Il est, enfin, renvoyé à l’affaire SCHUCH-GHANNADAN (C.J.U.E., 3 octobre 2019, aff. C-274/18, SCHUCH-GHANNADAN) : l’article 19 §1er de la directive 2006-74 permet à un travailleur s’estimant lésé par une discrimination indirecte fondée sur le sexe d’étayer une apparence de discrimination en se fondant sur des données statistiques générales concernant le marché du travail dans l’État membre concerné, dans le cas où il ne saurait être attendu de celui-ci qu’il produise des données plus précises relatives au groupe de travailleurs pertinent, celles-ci étant difficilement accessibles, voire indisponibles.

La cour souligne encore la position de faiblesse de la victime de la discrimination par rapport à l’auteur de l’acte et renvoie à cet égard aux travaux préparatoires de la loi du 10 mai 2007 et à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 12 février 2009 (C. const. 12 février 2009, n° 17/2009). Dans cette décision importante, la Cour constitutionnelle a rappelé le mécanisme de la charge de la preuve, celle-ci incombant en premier lieu à la victime, qui doit présenter des faits suffisamment graves et pertinents. Il ne suffit pas qu’elle prouve qu’elle a fait l’objet d’un traitement défavorable. Elle doit également prouver des faits qui semblent indiquer que ce traitement a été dicté par des motifs illicites.

Ces principes, appliqués au cas examiné, vont permettre à la cour de confirmer l’existence d’un licenciement discriminatoire. Renvoyant au rapport de la Commission d’évaluation de la législation fédérale relative à la lutte contre les discriminations (Premier rapport d’évaluation, février 2017, Unia.be – la cour soulignant particulièrement les pages 88 et 89), elle considère qu’il ne faut pas apprécier d’une manière trop stricte les présomptions de l’existence d’une discrimination liée à un critère protégé, sous peine de ne pas atteindre l’objectif du législateur (européen ou national,) qui est de protéger la partie la plus faible à travers le système de partage de la charge de la preuve.

La cour souligne également que des commentateurs se sont montrés critiques à l’égard de décisions de jurisprudence à ce point exigeantes qu’il n’y a plus de réelle distinction entre la preuve de faits permettant de présumer une discrimination liée à un critère protégé et celle de la discrimination elle-même. Il faut un faisceau d’indices qui confère au comportement du défendeur un caractère suspect et permet d’établir s’il y a une présomption de discrimination (la cour renvoyant ici à la doctrine de J. RINGELHEIM et de V. VAN DER PLANCKE, « Prouver la discrimination en justice », in Comprendre et pratiquer le droit de la lutte contre les discriminations, CUP, 2018 p. 142). Dans son arrêt CHEZ, la Cour de Justice a d’ailleurs recommandé cette méthode, basée sur un ensemble d’indices.

Les circonstances dans lesquelles la personne protégée a été victime du traitement discriminatoire peuvent également être prises en compte pour en déduire qu’est établie la présomption légale. La cour renvoie ici à la jurisprudence de la cour du travail de Liège (C. trav. Liège, 13 septembre 2017, R.G. 2017/CL/4). Cet arrêt conclut au licenciement discriminatoire (état de santé) vu que cette mesure ne trouve sa cause ni dans les impératifs organisationnels ni dans le comportement du travailleur. Le motif en est inavoué, à savoir l’état de santé actuel ou futur.

Appliquant ces éléments d’analyse au dossier, la cour conclut à l’existence d’une mesure discriminatoire liée à l’état de santé. Elle passe en revue le parcours professionnel de l’intéressé dans l’entreprise, ainsi que les décisions intervenues à son égard. Elle en conclut qu’existent des éléments qui, pris ensemble, constituent un faisceau de faits graves et pertinents permettant de présumer une discrimination en raison du seul critère qui distinguait l’intéressé des autres, à savoir son état de santé (actuel ou futur), la société ne démontrant pas à suffisance l’absence de discrimination.

La conclusion du premier juge est dès lors confirmée.

Les autres postes (habituels dans un litige de rupture) ne sont pas apportés dans ce commentaire.

Intérêt de la décision

La cour donne, dans cet arrêt, un éclairage très actuel sur la question de la preuve dans la problématique de la discrimination.

Renvoyant très utilement à diverses décisions de la Cour de Justice ainsi qu’à un important arrêt rendu par la cour du travail de Liège sur la question le 13 septembre 2017, la cour fait sienne une conclusion très généralement rencontrée, étant que ne doit pas être exigée une preuve d’une discrimination, dans le chef du demandeur, mais qu’il y a lieu de recourir à la méthode de réunion d’indices concordants susceptibles de faire présumer l’existence de celle-ci. La cour dit très justement qu’il n’y a pas lieu d’imposer au demandeur la preuve de la discrimination elle-même, la loi ne mettant à sa charge que l’obligation d’établir des faits qui sont susceptibles de faire présumer l’existence de celle-ci.

Dans son arrêt du 13 septembre 2017, la cour du travail de Liège (statuant dans le cadre d’une action en cessation d’une discrimination) avait réservé des développements importants à la question de la preuve, telle qu’organisée par l’article 28 de la loi du 10 mai 2007. L’examen de la cour s’était fait essentiellement en fait, celle-ci constatant que sur le plan des principes le test de comparabilité est autorisé mais non imposé. L’exigence d’un « prima facie case » gouverne techniquement le renversement de la charge de la preuve, les faits établis par le demandeur enclenchant un mécanisme probatoire. La présomption est celle que le juge induit de ces faits pour forger sa conviction.


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