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Directive n° 2004/38/CE : les ressources « suffisantes » pour ne pas tomber à charge de l’assistance sociale du pays d’accueil peuvent-elles viser le produit d’une activité exercée sans titre de séjour et sans permis de travail ?

Commentaire de C.J.U.E., 2 octobre 2019, Aff. n° C-93/18 (BAJRATARI c/ SECRETARY OF STATE FOR THE HOME DEPARTMENT)

Mis en ligne le mercredi 15 avril 2020


C.J.U.E., 2 octobre 2019, Aff. n° C-93/18 (BAJRATARI c/ SECRETARY OF STATE FOR THE HOME DEPARTMENT)

Directive n° 2004/38/CE : les ressources « suffisantes » pour ne pas tomber à charge de l’assistance sociale du pays d’accueil peuvent-elles viser le produit d’une activité exercée sans titre de séjour et sans permis de travail ?

Dans un arrêt du 2 octobre 2019, la Cour de Justice poursuit sa construction juridique de l’article 7, § 1er, sous b), de la Directive n° 2004/38/CE, en ce qu’il prévoit les conditions à remplir pour que puissent être retenues des « ressources suffisantes » permettant de considérer que le demandeur ne tombera pas à charge de l’assistance sociale du pays d’accueil.


Les faits

Un couple de nationalité albanaise a trois enfants, tous nés en Irlande du Nord. Le père a exercé diverses activités professionnelles depuis son entrée sur le territoire. Il bénéficiait d’une carte de séjour sur la base d’une situation antérieure et cette carte a expiré en mai 2014. N’ayant pas de titre de séjour, non plus que de permis de travail, il travaille de manière illégale. Il fait vivre toute sa famille avec les revenus de cette activité.

Après la naissance de son premier enfant, il a demandé à bénéficier du droit de séjour dérivé (conformément à la Directive n° 2004/38/CE). Pour ce, il a fait valoir qu’il assurait effectivement la garde de son enfant, citoyen de l’Union. Il a soutenu qu’un refus de carte de séjour priverait celui-ci du bénéfice de ses droits en tant que tels.

La demande a été rejetée, un des deux motifs étant que, l’enfant ne satisfaisant pas à la condition d’autonomie financière (article 7, § 1er, sous b), de la Directive), seule pouvait être considérée présente la condition relative à l’assurance maladie « complète ».

Un premier recours judiciaire introduit devant le First-tier Tribunal (Immigration and Asylum Chamber) a échoué, de même que l’appel introduit devant le Upper Tribunal (Immigration and Asylum Chamber). La Court of Appeal of Northern Ireland a dès lors été saisie d’une demande d’autorisation de pourvoi contre cette décision.

Le juge de renvoi rappelle que la Cour de Justice a déjà statué dans le cadre de l’article 7, § 1er, sous b), de la Directive – qui prévoit qu’un citoyen de l’Union doit disposer de ressources suffisantes –, en considérant que cette condition est satisfaite dès lors que les ressources sont à la disposition de celui-ci. Il n’existe par ailleurs pas d’exigence relative à la provenance de ces ressources (le juge de renvoi renvoyant l’arrêt ZHU et CHEN du 19 octobre 2004, Aff. n° C-200/02, ainsi qu’à un plus récent, étant l’arrêt ALOKPA et MOUDOULOU du 10 octobre 2013, Aff. n° C-86/12). La question des revenus tirés d’un emploi illégal au regard du droit national n’a cependant pas été posée.

La Cour d’appel pose dès lors deux questions préjudicielles à la Cour de Justice.

Les questions préjudicielles

Celles-ci portent sur le point de savoir (i) si les revenus d’un emploi illégal au regard du droit national peuvent démontrer en tout ou en partie la disponibilité de ressources suffisantes et, (ii) en cas de réponse affirmative, si les conditions de la disposition visée sont remplies lorsque l’emploi est considéré comme précaire uniquement en raison de sa nature illégale.

La décision de la Cour

La Cour examine les deux questions ensemble. Elle rappelle les acquis de sa jurisprudence sur la question.

Pour les citoyens de l’Union nés dans l’Etat membre d’accueil et qui n’ont jamais fait usage du droit à la libre circulation (tels que les deux premiers enfants de l’intéressée – la requérante étant la mère), ceux-ci sont en droit de se prévaloir de l’article 21, § 1er, T.F.U.E. et de ses mesures d’application (la Cour renvoyant ici à l’arrêt RENDÓN MARÍN du 13 septembre 2016, Aff. n° C-165/14). Le droit de séjourner est cependant reconnu sous réserve des limitations et conditions prévues par les traités et par les dispositions prises pour leur application (renvoyant ici à l’arrêt NA du 30 juin 2016, Aff. n° C-115/15). Une de ces limitations consiste dans le fait de disposer de ressources suffisantes pour ne pas être une charge pour le système d’assistance sociale de l’Etat membre d’accueil au cours du séjour et d’une assurance maladie complète (même arrêt NA).

Pour ce qui est des ressources, l’arrêt RENDÓN MARÍN a dégagé le principe selon lequel le droit de l’Union ne comporte pas la moindre exigence quant à la provenance de celles-ci, qui peuvent être fournies notamment par un ressortissant d’un Etat tiers parent des citoyens de l’Union mineurs concernés. La condition peut être considérée remplie lorsque les ressources dont un citoyen de l’Union mineur entend se prévaloir proviennent des revenus tirés par son parent ressortissant d’un Etat tiers de l’emploi qu’il exerce dans l’Etat membre d’accueil (c’est l’arrêt SINGH et alii du 16 juillet 2015, Aff. n° C-218/14).

La question ici posée est de vérifier si cette conclusion peut s’appliquer lorsque le parent en cause ne dispose pas d’un titre de séjour ni d’un permis de travail.

Pour la Cour, rien dans le libellé de la disposition n’impose que les ressources soient assurées sous couvert d’un titre de séjour et d’un permis de travail, l’article 7, § 1er, sous b) se bornant à prévoir que les citoyens doivent avoir la disposition de ressources suffisantes pour ne pas devenir une charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale. Il n’y a pas d’autre condition.

La Cour renvoie encore à l’arrêt BREY (C.J.U.E., 19 septembre 2013, Aff. n° C-140/12), relatif au droit à la libre circulation, principe fondamental du droit de l’Union. Cette jurisprudence enseigne qu’il faut interpréter le droit de la libre circulation dans le respect des limites imposées par le droit de l’Union et le principe de proportionnalité. Si des mesures nationales sont prises à cet égard, elles doivent être appropriées et nécessaires pour atteindre le but recherché, à savoir la protection des finances publiques. Existe certes le risque plus grand que survienne une perte de ressources suffisantes (et, en conséquence, que le citoyen de l’Union mineur devienne une charge pour le système d’assistance sociale) si les ressources proviennent d’un travail illégal, dû à la situation précaire du membre de la famille (absence de titre de séjour et de permis de travail).

Cependant, imposer la condition de légalité du séjour et du permis de travail ajouterait, pour la Cour, une exigence relative à l’origine des ressources fournies par le parent en cause et celle-ci constituerait une ingérence disproportionnée dans l’exercice du droit fondamental de libre circulation et de séjour du citoyen de l’Union mineur en cause.

Il est par ailleurs constaté que, si les conditions de travail sont telles, c’est vu l’expiration de la carte de séjour, mais que, néanmoins, l’intéressé (cuisinier) a continué à être soumis aux cotisations fiscales et sociales. En outre, il n’a pas été à charge de l’assurance sociale par le passé – et la Cour de relever que la condition relative à l’assurance maladie complète n’est pas contestée en l’espèce.

Elle en conclut que le fait que les ressources vantées pour satisfaire aux conditions de l’article 7, § 1er, sous b), de la Directive n° 2004/38/CE proviennent d’un travail exercé sans titre de séjour et de permis de travail ne fait pas obstacle à ce que la condition relative au caractère suffisant des ressources puisse être considérée comme remplie.

Intérêt de la décision

Les arrêts rendus par la Cour de Justice et repris dans cette décision du 2 octobre 2019 sont les arrêts phares en la matière. Divers jalons avaient été posés dans ceux-ci quant aux conditions à remplir au sens de l’article 7, § 1er, sous b), de la Directive n° 2004/38/CE.

L’arrêt BREY, du 19 septembre 2013, avait constitué une étape importante de la construction de ce corps de règles. La Cour de Justice y avait considéré que le droit européen s’oppose à une réglementation d’un Etat membre (Autriche en l’espèce), qui, même pour la période postérieure au trois premiers mois de séjour, exclut en toutes circonstances et de manière automatique l’octroi d’une prestation (s’agissant en l’espèce d’un supplément social) à un ressortissant d’un autre Etat membre économiquement non actif, au motif que celui-ci, malgré le fait qu’une attestation d’enregistrement lui avait été délivrée, ne remplit pas les conditions pour bénéficier d’un droit de séjour légal de plus de trois mois sur le territoire du premier Etat, dès lors que l’existence d’un tel droit de séjour est subordonnée à l’exigence que ce ressortissant dispose de ressources suffisantes pour ne pas demander ladite prestation.


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