Terralaboris asbl

Obligations de l’employeur en matière de harcèlement au travail et sanction légale

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 20 juin 2019, R.G. 18/1.196/A

Mis en ligne le jeudi 30 janvier 2020


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 20 juin 2019, R.G. 18/1.196/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 20 juin 2019, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) rappelle les obligations de l’employeur au sens de l’article 34quater de la loi du 4 août 1996, en matière de risques psychosociaux, retenant en l’espèce que l’absence de suite réservée à une demande d’un membre du personnel peut, sur la base de cette disposition, aboutir à une condamnation à des dommages et intérêts. Le tribunal fait également un important renvoi à la problématique de l’abus de droit et des principes dégagés par la C.C.T. n° 109, appliqués au secteur public.

Les faits

Une infirmière contractuelle preste au sein du département de médecine du travail d’une société anonyme de droit public. Elle a une période d’occupation remontant à l’année 2002. En 2015, elle aurait selon elle été victime de faits de harcèlement, notamment vu l’arrivée d’un médecin dans le service, avec qui elle se serait rapidement opposée pour des questions de travail (gestion de l’agenda, surcharge de travail du médecin). Elle a fait l’objet d’une note de service, relative aux procédures à respecter en ce qui concerne les tests urinaires qu’elle pratique.

Les relations sont restées tendues, dans les mois qui suivent, avec le médecin avec lequel elle collabore et, dans le courant de la même année 2015, suite à de nouveaux incidents, elle est convoquée par sa hiérarchie. Sa mutation dans un autre service lui est annoncée, service qu’elle intègre après une période d’incapacité de travail. Elle va prolonger celle-ci jusqu’à son licenciement, qui interviendra en septembre 2017.

Entre-temps, quelques semaines avant le licenciement, son conseil a invité l’employeur à prendre les mesures appropriées afin de mettre fin à la situation vécue et à informer celle-ci de la procédure à suivre pour introduire une plainte formelle pour harcèlement au sein de la structure. Est annoncée par le conseil de l’employeur une réponse sous quinzaine, demandant que l’intéressée n’entame aucune procédure. Le licenciement survient, ensuite, avec comme mention sur le C4 « ne convient plus pour la fonction ».

Le Tribunal du travail de Liège est saisi d’une demande de l’intéressée relative à trois postes, étant une indemnité complémentaire de préavis, une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable, ainsi qu’une amende civile et, à titre subsidiaire, pour licenciement abusif, ainsi que des dommages et intérêts pour faits de harcèlement ou, encore, au titre de dommages et intérêts pour l’attitude fautive de l’employeur, qui n’aurait pas pris les mesures de prévention nécessaires/appropriées.

La décision du tribunal

La première discussion concerne le complément d’indemnité de préavis. Il s’agit d’une question d’ancienneté, pour laquelle il est rappelé que la demanderesse a presté de manière ininterrompue depuis 2002, les suspensions que constituent les vacances ou périodes d’incapacité de travail n’étant pas à considérer comme des périodes d’interruption au sens de l’article 37/4 de la loi du 3 juillet 1978. Le tribunal fait dès lors droit à ce chef de demande. Pour ce qui est de la rémunération à prendre en compte, il relève particulièrement la question de la prise en compte de l’abonnement aux transports en commun, renvoyant à un jugement du 17 octobre 2017 (Trib. trav. Liège, div. Liège, 17 octobre 2017, R.G. 14/401.997/A). Ce jugement a tranché la question d’un libre parcours accordé par une société de transport bruxelloise à un travailleur ainsi qu’à sa famille et a admis qu’il s’agit d’un élément de rémunération dans le cadre de la loi du 10 avril 1971 sur les accidents du travail. En l’espèce, le tribunal considère que, même si cet avantage est limité à la personne de la requérante, il dépasse manifestement le seul cadre des déplacements domicile-lieu de travail.

Pour ce qui est du deuxième poste, pour lequel il est soutenu que le licenciement est manifestement déraisonnable et/ou abusif, le tribunal relève qu’il pose quatre questions, s’agissant (i) de l’application de la C.C.T. n° 109 (plus particulièrement des principes dégagés par celle-ci) dans le secteur public, (ii) du droit commun de l’abus de droit, (iii) de la question spécifique du principe d’audition préalable dans le secteur public et (iv) du recours au licenciement pour mettre fin à une situation marquée par un risque psychosocial.

Après des considérations très fouillées sur la question des rapports entre la protection conférée par la C.C.T. n° 109 et la situation des contractuels dans le secteur public, le tribunal rappelle que, dans l’attente d’une intervention législative, il y a lieu de s’en référer au droit commun et de l’interpréter de façon à éviter, dans toute la mesure du possible, une différence de traitement injustifiée entre les travailleurs des secteurs public et privé, notamment en ce qui concerne la limitation des motifs de licenciement admissibles, le renversement de la charge de la preuve et la fixation forfaitaire de l’indemnité de licenciement complémentaire due en cas de licenciement abusif. C’est l’enseignement de la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 30 juin 2016 (C. const., 30 juin 2016, n° 101/2016). Il convient de comparer le comportement de l’employeur du secteur public à celui attendu d’un employeur normalement prudent et diligent du secteur privé, en passant par la théorie générale de l’abus de droit.

Le tribunal renvoie également à un jugement du 20 juin 2018 rendu par le Tribunal du travail francophone de Bruxelles (Trib. trav. fr. Bruxelles, 20 juin 2018, J.T.T., 2019/4, n° 1328, p. 52), qui a à cet égard relevé que, lorsque l’employeur a communiqué au travailleur les motifs du licenciement, le régime probatoire de la C.C.T. n° 109 ne déroge pas précisément au droit commun en la matière, puisqu’il se contente de rappeler en termes exprès que chaque partie a la charge de la preuve des faits qu’elle allègue. L’employeur doit dès lors démontrer la réalité des motifs avancés pour justifier le licenciement et le travailleur a la charge de prouver que les motifs sont illégitimes. Pour ce qui est de l’indemnité, le travailleur du secteur public doit cependant apporter la preuve de son dommage tant dans son principe que dans son ampleur, une évaluation pouvant ici être faite ex aequo et bono.

Pour ce qui est de l’exercice normal du droit de licencier, le tribunal renvoie aux articles 1134 et 1382 du Code civil, ainsi qu’à un arrêt de la Cour du travail de Mons du 29 juin 2016 (C. trav. Mons, 29 juin 2016, R.G. 2015/AM/265), qui a rappelé que le droit de licencier est un droit-fonction. Le détournement de la finalité économique du licenciement est ainsi la pierre angulaire du raisonnement et, si la notion d’abus de droit est distincte de celle de licenciement manifestement déraisonnable, l’appréciation tant de la faute que du dommage se fera conformément au droit commun, mais par analogie avec les articles 8 et 9 de la C.C.T. n° 109.

Le tribunal en vient ensuite à la question de l’audition préalable, à laquelle il réserve également des développements fouillés, renvoyant à de nombreuses décisions de jurisprudence. Il en conclut qu’un employeur public normalement prudent et diligent aurait procédé à un entretien préalable, au cours duquel la travailleuse aurait pu, le cas échéant, apporter des explications et des pistes de solution afin de tenter de sauver son emploi. L’absence d’audition constitue la perte d’une chance.

Sur le dernier point, relatif à l’absence de mesures de prévention en matière de risques psychosociaux, il renvoie à la loi du 4 août 1996 en ses articles 32/1 et 32quater. L’article 32quater concerne les mesures de prévention de la violence et du harcèlement moral ou sexuel au travail et impose à l’employeur de déterminer celles-ci sur base d’une analyse des risques et en tenant compte de la nature des activités et de la taille de l’entreprise. Un minimum de mesures est fixé dans la loi, étant les mesures matérielles ou organisationnelles aux fins de prévenir ces risques et les procédures d’application dès lors que des faits sont signalés, de même encore que les obligations de la ligne hiérarchique dans la prévention.

Il appartenait en l’espèce à l’employeur de prendre les mesures permettant à l’intéressée de solliciter une intervention auprès du conseiller en prévention, voire même de déposer plainte, et ce quel que soit le sort de celle-ci ultérieurement.

Il y a dès lors une faute avérée, étant que l’employeur n’a pas mis en vigueur des procédures simples et efficaces pour permettre l’information, la prévention et la recherche de solutions en matière de risques psychosociaux. Le dommage qui en découle est à réparer par l’octroi de l’indemnité légale.

Le tribunal alloue des dommages et intérêts (10.000 euros) pour ces deux éléments, étant la perte d’une chance de sauvegarder l’emploi eu égard à l’absence d’audition et l’absence de réalisation par le conseiller en prévention d’une enquête psychosociale, ainsi que d’application des recommandations qui en auraient résulté.

Enfin, pour ce qui est du harcèlement moral lui-même, le jugement reprend encore les principes tels qu’explicités par la jurisprudence et la doctrine récentes, tant sur la notion que sur le mécanisme probatoire, le ius variandi de l’employeur public et les devoirs mutuels ainsi que les obligations de l’employeur (renvoyant sur ce dernier point aux articles 1134 du Code civil et 16 de la loi du 3 juillet 1978). Eu égard aux faits survenus dans le cours de l’exécution du contrat, il estime que la demanderesse rapporte certains éléments permettant de laisser présumer d’un harcèlement, même si certains peuvent avoir uniquement un caractère « désagréable ». Leur répétition peut cependant laisser présumer l’existence d’un tel harcèlement. La différence étant à faire avec des effets d’une organisation déficiente (ainsi les conditions imposées de test urinaire des hommes), le tribunal constate cependant qu’il y a eu pourrissement de la relation entre deux personnes obligées de travailler ensemble, personnes qui n’ont ni le même statut ni le même niveau hiérarchique.

Rappelant la distinction entre l’hyperconflit (qui peut intervenir entre deux personnes ou entre deux clans) et le harcèlement (qui s’en distingue par son caractère unilatéral et le déséquilibre entre les intervenants), il conclut à l’existence d’un tel déséquilibre en l’espèce. L’employeur doit apporter la preuve contraire de la présomption, retenue à partir des éléments apportés par la demanderesse, preuve qui n’est pas fournie en l’espèce.

Il est dès lors fait droit à la demande sur ce point également.

Intérêt de la décision

Ce jugement, très charpenté, du Tribunal du travail de Liège aborde – outre des questions récurrentes touchant la situation du personnel contractuel du secteur public – un point bien particulier, tiré de la non-application correcte par l’employeur de l’article 32quater de la loi du 4 août 1996.

Celui-ci énonce les obligations patronales, dans le cadre de la prévention, des exigences strictes étant imposées quant aux mesures de prévention à prendre pour prévenir la violence et le harcèlement moral ou sexuel au travail. En l’espèce, le tribunal retient que l’intéressée a demandé (via son conseil) le respect de ses droits eu égard à des faits de harcèlement dont elle se disait victime, en vue du dépôt d’une plainte envisagée. Après avoir chargé son propre conseil de demander qu’il soit sursis à cette plainte, l’employeur a purement et simplement licencié, sans égard aux obligations légales mises à sa charge par l’article 32quater.

Ce fait – indépendant de l’examen du harcèlement lui-même – donne lieu, avec la circonstance complémentaire de l’absence d’audition, à l’octroi de dommages et intérêts fixés à 10.000 euros.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be