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Contrôle des déplacements du travailleur par géolocalisation : régularité ?

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 4 mars 2019, R.G. 18/245/A

Mis en ligne le vendredi 12 juillet 2019


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 4 mars 2019, R.G. 18/245/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 4 mars 2019, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) rappelle les principes permettant d’admettre des preuves recueillies par un système de géolocalisation placé dans un véhicule mis à disposition de l’employé par son employeur.

Les faits

Un contrat est conclu en 2012 entre une société et un employé pour des fonctions de « Project Manager ». Les fonctions concernent l’étude d’offres, l’étude des dossiers et le suivi de chantiers de réhabilitation dont s’occupe la société, et ce tant pour des clients privés que publics. Le domaine d’activité est relatif aux sites pollués ainsi qu’aux faisabilités économiques, techniques et urbanistiques de ceux-ci.

En cours de contrat, une convention est conclue, relative à l’usage professionnel du véhicule pendant la semaine, l’intéressé n’ayant cependant pas l’obligation de regagner le siège social de la société tous les jours en fin de journée, non plus que le week-end. Selon les termes de la convention, il ne s’agit pas d’un avantage en nature. Il est également précisé que, si le travailleur ne se serait pas conformé aux modalités d’usage et qu’il était imposé par l’administration fiscale à ce titre, il ne pourrait réclamer aucune indemnité à la société.

Huit mois plus tard, un courrier est adressé à l’intéressé par sa hiérarchie (ce courrier l’étant également à d’autres collègues), s’étonnant de ce que le véhicule utilisé le serait à des fins privées, en contradiction avec « les réglementations » en vigueur. La société réaffirme qu’elle n’assumera pas les conséquences fiscales de cette utilisation et invite l’intéressé (ainsi que ses collègues) à ne plus effectuer de trajets privés. Quatre mois plus tard encore, suite à des discussions, la société met un terme à la convention de mise à disposition et octroie à l’employé un remboursement pour ses frais de déplacement, lui laissant la latitude de l’utilisation d’un véhicule du « pool » (selon les disponibilités).

L’intéressé conteste, vu l’importance de cet outil de travail dans ses tâches journalières et les longs trajets qu’il doit effectuer pour se rendre sur les sites en cause. Une enquête est alors effectuée en ce qui concerne l’utilisation qui a été faite du véhicule et un rapport d’un membre du Comité exécutif de la société (qui avait été chargé d’investiguer dans le dossier) conclut le 20 novembre 2017 à une utilisation à plusieurs reprises du véhicule de service à des fins privées, des tricheries dans les déclarations de missions et encodages des prestations ainsi que le non-respect de l’obligation d’introduire préalablement des demandes de mission.

Le rapport est soumis au Comité exécutif le 21 novembre 2017 et celui-ci décide de licencier l’intéressé pour motif grave le même jour. Le courrier est particulièrement circonstancié.

Le 20 décembre 2017, le conseil de l’intéressé conteste le motif grave, tant sur la question de sa régularité que du fondement, et il introduit rapidement une procédure devant le tribunal du travail.

La décision du tribunal

Après une reprise des principes relatifs au délai de trois jours, étant que celui-ci commence à courir à partir du moment où la personne compétente pour prendre la décision de rompre le contrat est informée du fait imputé à faute au travailleur, le tribunal rappelle que, dans son examen de la gravité de celle-ci, il doit tenir compte de toutes les circonstances de nature à justifier le licenciement ou en atténuer la gravité. Il cite notamment l’ancienneté, les fonctions, les responsabilités, le passé professionnel, les antécédents éventuels, ainsi que l’état de santé physique et mental du travailleur tel que connu de l’employeur. La faute doit également faire l’objet d’une appréciation dans le chef de l’employeur, sa gravité pouvant dépendre de la « culture de l’entreprise ». Ainsi, le laxisme antérieur de la hiérarchie, l’absence d’avertissement et la circonstance qu’une sanction moins lourde a été appliquée à d’autres travailleurs pour des faits semblables sont à prendre en considération, le tribunal renvoyant ici à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 23 décembre 2015 (C. trav. Bruxelles, 23 décembre 2015, R.G. 2015/AB/889).

En l’espèce, le seul organe habilité à prendre la décision était le Comité de direction et le tribunal conclut dès lors au respect du délai de trois jours.

Sur le fondement du motif grave, le travailleur conteste la régularité de la preuve apportée par la société. Il s’agit de preuves obtenues par le système de géolocalisation.

Le tribunal rappelle qu’il n’y a pas de texte qui réglemente l’utilisation de ce système, placé dans un véhicule mis à disposition du travailleur. Il renvoie à un arrêt de la Cour du travail de Mons du 14 novembre 2017 (C. trav. Mons, 14 novembre 2017, R.G. 2017/AM/3), selon lequel le contrôle par géolocalisation doit être conforme à l’article 8 de la C.E.D.H. et l’article 22 de la Constitution, qui consacrent le droit au respect de la vie privée, ainsi qu’aux dispositions de la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée.

Vu les garanties offertes par l’article 8 de la C.E.D.H., des conditions ont été mises à la licéité de restrictions au respect de la vie privée, étant que doivent être respectés les critères de légalité et de transparence, de finalité et de proportionnalité. Pour le premier d’entre eux, le tribunal rappelle un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 18 juin 1971 (Cr.E.D.H., 18 juin 1971, Req. n° 2.832/66, 2.835/66 et 2.899/66, DE WILDE, OOMS et VERSYP c/ BELGIQUE), selon lequel l’information relative au système mis en place doit être précisée par une norme, un règlement ou tout document reprenant les règles applicables au sein de l’entreprise. C’est la condition de légalité et de transparence. Pour ce qui est de la finalité, elle rappelle que l’ingérence dans la vie privée doit poursuivre un but légitime et qu’une atteinte à la vie privée doit se limiter à ce qui est strictement nécessaire pour la réalisation du but recherché. Il faut respecter le principe de proportionnalité entre l’ingérence dans le droit à la vie privée et le but poursuivi. Si ces principes ne sont pas respectés, la preuve a été recueillie illégalement.

En l’espèce, eu égard aux mentions de la « car policy », le tribunal estime que le principe de légalité et de transparence a été respecté. Il en va de même du principe de finalité et de celui de proportionnalité.

Le tribunal examine ensuite s’il y a en l’espèce un comportement justifiant un licenciement pour motif grave et conclut des éléments du dossier que, si le comportement de l’intéressé pouvait être fautif sur certains points (quelques largesses prises dans l’organisation du travail), ce comportement n’était nullement à ce point grave qu’il devait entraîner immédiatement la rupture des relations de travail. Le licenciement pour motif grave ne se justifiait dès lors pas.

Une demande ayant été introduite pour faire admettre un licenciement manifestement déraisonnable au sens de la C.C.T. n° 109, le tribunal la rejette, le licenciement étant motivé par le comportement de l’intéressé, et conclut que l’on peut admettre que la société a, à un moment donné, décidé de ne plus accepter la façon dont il avait pris l’habitude d’organiser son temps de travail.

Enfin (outre deux postes annexes relatifs à un solde de rémunération et un pécule de vacances), le tribunal examine les circonstances entourant le licenciement, que l’employé considère abusives et pour lesquelles il réclame 5.000 euros provisionnels de dommage spécifique. La société a en effet réuni l’ensemble du personnel pour informer celui-ci du licenciement intervenu, et ce avant même qu’il ait reçu la lettre lui dénonçant le motif grave. Il s’agit d’une circonstance abusive entourant le licenciement et le tribunal considère qu’il y a lieu d’octroyer des dommages et intérêts de 2.000 euros de ce chef.

Intérêt de la décision

C’est certes sur la question de la géolocalisation que ce jugement est intéressant. Il rappelle les principes découlant de l’article 8 de la C.E.D.H., de l’article 22 de la Constitution et de la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée. L’examen des conditions d’application de l’article 8 eu égard à des mesures de restriction au respect de la vie privée porte sur trois points : la condition de légalité et de transparence, la condition de finalité et la condition de proportionnalité.

Le tribunal conclut en l’espèce à la régularité de la preuve recueillie et n’examine pas, vu cette constatation, la jurisprudence MANON et ANTIGONE. L’on peut à cet égard rappeler que, si celle-ci est admise dans les matières de sécurité sociale, la jurisprudence rejette cette application dans les matières du droit du travail (voir notamment à cet égard C. trav. Bruxelles, 7 février 2013, R.G. 2012/AB/1.115 – précédemment commenté).


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