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Abaissement de l’âge maximal pour bénéficier des allocations d’insertion et principe du standstill

Commentaire de C. trav. Liège (div. Namur), 6 novembre 2018, R.G. 2017/AN/172

Mis en ligne le vendredi 7 juin 2019


Cour du travail de Liège (division Namur), 6 novembre 2018, R.G. 2017/AN/172

Terra Laboris

Dans un arrêt du 6 novembre 2018, la Cour du travail de Liège (division Namur) se prononce sur la question de l’abaissement de l’âge maximal pour bénéficier des allocations d’insertion, eu égard à la modification de l’arrêté royal organique à partir du 1er janvier 2015 : il y a violation de l’article 23 de la Constitution.

Les faits

Après la fin de ses études (obtention d’un master en histoire de l’art et d’archéologie, ainsi que agrégation de l’enseignement secondaire), Monsieur B. s’inscrit comme demandeur d’emploi auprès du FOREm le 27 janvier 2014. Il accomplit son stage d’insertion professionnelle et fait l’objet de deux évaluations positives. Il sollicite l’octroi des allocations d’insertion, à compter du 23 janvier 2015. A ce moment, il est âgé de plus de 25 ans et l’ONEm refuse les allocations.

Un recours est introduit devant le Tribunal du travail de Namur, qui, par jugement du 7 septembre 2017, accueille la demande. Le tribunal réforme la décision administrative.

L’ONEm interjette appel.

Position des parties devant la cour

L’ONEm expose, longuement, que sa décision est conforme à la réglementation et que le principe de standstill n’a pas été violé en l’espèce. Il ne peut d’abord résulter de l’absence d’un rapport au Roi précédant l’arrêté royal qui a modifié la réglementation.

Par ailleurs, cet arrêté royal, pris le 30 décembre 2014, qui a abaissé à 25 ans l’âge maximal pour solliciter les allocations d’insertion, ne contrevient pas à ce principe, la réforme étant justifiée par des motifs d’intérêt général et étant proportionnée. L’intérêt général consiste dans le respect de l’équilibre budgétaire et dans l’insertion des jeunes sur le marché du travail. Dans le contexte de crise budgétaire, la mesure prise tend à la réduction des dépenses, dont celles en litige, et elle vise également à favoriser l’insertion socio-professionnelle des jeunes, en décourageant « les éternels étudiants » qui enchaînent les études sans entrer sur le marché du travail.

L’Office fait encore valoir le caractère raisonnable et proportionné de la mesure, vu l’existence d’autres formes d’aide financière, via les C.P.A.S. et eu égard au fait qu’il s’agit d’un régime d’exception, où il n’y a pas eu de cotisations préalables au bénéfice de l’assurance chômage.

L’ONEm considère que le juge ne peut substituer son appréciation à l’exécutif, ce qui reviendrait à violer le principe de la séparation des pouvoirs.

Sur l’incidence de la mesure dans le cas d’études de longue durée, l’ONEm estime que, si l’on suit une scolarité normale, il est possible de bénéficier des allocations d’insertion, même après des études universitaires, et que la mesure ne va toucher que des étudiants qui sont les plus qualifiés et ceux-ci ont moins besoin que les autres des allocations d’insertion.

Quant à l’intimé, la cour constate qu’il n’a pas conclu. Il comparaît, cependant, et ce personnellement.

La décision de la cour

La cour se livre à un examen approfondi de la question, l’article 23 de la Constitution prévoyant que chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine et que ceci inclut le respect des droits économiques, sociaux et culturels, dont celui à la sécurité sociale, à la protection de la santé et à l’aide sociale, médicale et juridique.

La cour reprend ensuite les étapes du contrôle du respect de la règle de standstill. La doctrine a admis que les motifs d’intérêt général avancés par l’autorité ne doivent pas nécessairement résulter du texte lui-même, non plus que de son préambule ou des travaux préparatoires. Ils peuvent être fournis a posteriori par son auteur (la cour renvoyant notamment à l’article de F. LAMBINET, « Mise en œuvre du principe de standstill dans le droit de l’assurance chômage : quelques observations en marge de l’arrêt de la Cour de cassation du 5 mars 2018 », disponible sur www.terralaboris.be). Si les motifs n’ont pas été exprimés a priori, mais avancés après coup, leur crédibilité est potentiellement moindre quant à leur réalité et au sérieux de la réflexion préalable à l’adoption du recul en cause (la cour renvoyant à la doctrine de D. DUMONT, « Le ‘‘droit à la sécurité sociale’’ consacré par l’article 23 de la Constitution : quelle signification et quelle justiciabilité ? », in D. DUMONT (coord.), Questions transversales en matière de sécurité sociale, Bruxelles, Larcier, 2017, p. 68).

C’est l’autorité qui a la charge de la preuve. Elle doit démontrer avoir agi légalement et dans le respect des normes de niveau supérieur qui s’imposent à elle. Cette règle en matière de preuve vaut également dans le cadre d’un litige en matière de prestations de sécurité sociale, ne valant pas pour toutes les questions qui se posent de manière incidente.

Sur l’effet de la modification du texte, la cour retient qu’avant le 1er janvier 2015, l’article 36, § 1er, 5°, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 fixait comme âge maximal au moment de la demande d’allocations celui de 30 ans. A partir du 1er janvier 2015, l’âge maximal pour pouvoir remplir la condition d’admissibilité au bénéfice des allocations d’insertion est de 25 ans au moment de la demande, cette limite étant reportée à l’âge atteint 13 mois après la fin des études (ou 1 mois après une occupation comme travailleur salarié, dans une hypothèse bien spécifique – non rencontrée).

La cour passe ensuite en revue le préambule de l’arrêté royal, ainsi que l’avis du Conseil d’Etat.

Elle constate ensuite que l’abaissement de l’âge avec effet au 1er janvier 2015 n’est pas accompagné de mesures de transition, non plus que de mesures compensatoires ou de substitution. De manière générale, il s’agit donc d’un recul de la protection sociale. La possibilité de se tourner vers le C.P.A.S. ne suffit pas à modifier ceci, s’agissant d’un recul dont le caractère est sensible. Vu la question des ressources et d’état de besoin, cet octroi n’est pas garanti à tous.

Pour ce qui est des motifs d’intérêt général invoqués par l’ONEm, la cour relève que l’ampleur de l’économie vantée ne paraît pas avoir été évaluée avant l’adoption de la mesure et que, actuellement, son efficacité budgétaire concrète n’est toujours pas évoquée. N’a pas non plus été évaluée avant son adoption l’incitation à l’insertion professionnelle.

Pour ce qui est de la proportionnalité de la mesure, la cour déplore encore l’absence totale d’éléments produits par l’ONEm quant aux effets, escomptés ou obtenus, de celle-ci et quant à la réalisation des buts poursuivis. Aucune indication n’est par ailleurs donnée de la possibilité d’atteindre les mêmes objectifs (économie et insertion professionnelle) par des mesures ayant un impact moins important. La cour rappelle encore que le Conseil d’Etat recommandait la rédaction d’un rapport au Roi sur ces points.

Toute comparaison des effets de la mesure avec la régression imposée est dès lors impossible et la cour conclut que l’ONEm ne démontre pas que celle-ci était proportionnée aux objectifs poursuivis.

Elle revient sur la question de l’absence de mesures transitoires pour souligner que les jeunes travailleurs âgés de plus de 25 ans et qui avaient, avant l’adoption de la mesure en cause, entamé le stage d’insertion destiné à leur donner accès aux allocations d’insertion ont vu entrer en vigueur, sans mesure d’étalement dans le temps, une disposition qui les a privés d’obtenir le bénéfice des allocations et qui a rendu le stage d’insertion sans utilité aucune. Pour ceux-ci, le recul de la protection sociale a un caractère disproportionné.

En conséquence, la version nouvelle de l’article 36, § 1er, 5°, de l’arrêté royal organique, tel que modifié par l’arrêté royal du 30 décembre 2014, viole l’article 23 de la Constitution.

La cour rejette l’appel de l’ONEm.

Intérêt de la décision

Cet arrêt était attendu, s’agissant de la question spécifique des jeunes qui ont entamé de longues études (ou qui ont vu celles-ci interrompues et les ont reprises par la suite). En l’occurrence, l’on relèvera que le cas d’espèce tranché par la cour ne rencontre pas l’hypothèse visée par l’ONEm d’un « éternel étudiant », mais d’un jeune universitaire, qui a terminé à 24 ans un master et a obtenu le titre d’agrégé de l’enseignement secondaire, soit un cursus qui n’a rien d’anormal – au contraire.

La solution donnée par la cour à la question du recul de la protection sociale a été retenue essentiellement sur la question de l’absence de mesures transitoires pour ces jeunes.

L’on relèvera encore que le Conseil d’Etat avait rappelé, à propos de l’obligation de standstill et eu égard à la complexité des mesures en projet et au fait qu’il fallait les situer également dans un ensemble de mesures plus larges, qu’il y avait lieu de justifier, dans le rapport au Roi, les mesures en projet eu égard au principe en cause, et ce compte tenu de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle.


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