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Chômage et privation de travail : qu’en est-il d’une activité illicite ?

Commentaire de Trib. trav. fr. Bruxelles, 31 août 2018, R.G. 16/251/A et 16/418/A

Mis en ligne le vendredi 15 mars 2019


Tribunal du travail francophone de Bruxelles, 31 août 2018, R.G. 16/251/A et 16/418/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 31 août 2018, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles rappelle qu’est visée dans la réglementation chômage (articles 44 et 45) toute activité exercée permettant de déboucher directement ou non sur un profit économique – peu importe qu’elle soit légale ou non.

Les faits

Alors qu’il conduisait son véhicule près d’un poste frontière (sud de la France), M. X. est interpellé et arrêté. Il sera condamné pour importation en contrebande de marchandises prohibées (résine de cannabis). Il sera également emprisonné et condamné à une très importante amende douanière. Un peu moins d’un an plus tard, il bénéficie d’une libération conditionnelle, à la condition qu’il quitte le territoire français. Il est ainsi reconduit à l’aéroport et rentre à Bruxelles, lieu de son domicile.

Quelques mois plus tard, l’ONEm le convoque et mène une enquête quant à sa présence sur le territoire. Il est constaté que, pendant des périodes importantes, il a été absent, l’ONEm considérant qu’il n’a, ainsi, pas été disponible sur le marché de l’emploi. Il s’agit de la période pendant laquelle il avait été détenu.

Lui est reprochée – et il est invité à une audition spéciale sur cette question – une activité de trafic de stupéfiants, activité qu’il n’aurait pas déclarée et dont il n’aurait pas fait mention sur ses cartes de contrôle. L’ONEm entend ses explications et, suite à celles-ci, prend une décision d’exclusion (pour la période d’incarcération) et de récupération des allocations. Une sanction est également prononcée, vu qu’il n’a pas complété sa carte de contrôle.

Une deuxième décision est prise, pour une période antérieure, pour laquelle l’intéressé était également absent du territoire, ayant été flashé en France non moins de 39 fois.

Une procédure est introduite devant le Tribunal du travail de Bruxelles, l’intéressé demandant l’annulation des deux décisions de l’ONEm.

Position des parties devant le tribunal

Le demandeur considère essentiellement qu’en-dehors de sa période d’incarcération, il est resté disponible sur le marché de l’emploi et qu’il a continué ses recherches en tant que demandeur d’emploi, son comportement de recherche active d’emploi ayant par ailleurs été évalué positivement pour une partie de la période. Pour ce qui est du travail non déclaré, il estime que celui-ci n’a porté que sur une seule journée, étant lorsqu’il a été arrêté, contestant par ailleurs avoir effectué tout transport autre que celui-là. Il estime par ailleurs que le trafic de produits stupéfiants n’est pas un travail au sens de l’article 45 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991, puisqu’il s’agit d’une activité illégale sanctionnée pénalement. Il plaide, enfin, l’application du principe non bis in idem pour la sanction administrative d’exclusion qui été prise, celle-ci ayant un caractère pénal alors qu’il a déjà été sanctionné d’une peine d’emprisonnement et d’une amende.

Pour ce qui est de l’ONEm, il estime qu’il y a eu exercice d’une activité pour compte propre, sans que l’intéressé ait fait mention de celle-ci sur sa carte de contrôle, et qu’il y a intention frauduleuse. Il demande la récupération des allocations pour toute la période, considérant que, vu la non-biffure de la carte de contrôle, il y a eu perception d’allocations auxquelles l’intéressé n’avait pas droit. En ce qui concerne la nature de l’activité exercée, l’ONEm considère qu’il s’agit d’une activité exercée pour compte propre et que le travail présente un caractère professionnel spécifique.

Avis de l’auditorat du travail

Pour la période d’incarcération, M. l’Auditeur du travail considère que l’intéressé ne pouvait faire admettre qu’il était disponible sur le marché de l’emploi. Il s’étonne qu’il ait, pendant cette période, continué à renvoyer ses cartes de contrôle… Il a ainsi donné l’impression qu’il était disponible sur le marché de l’emploi alors qu’il était détenu à l’étranger. Pour la période antérieure, pendant laquelle il a été constaté – suite à pas moins de 39 flashages sur l’autoroute – qu’à de nombreuses reprises, il se trouvait sur le territoire français, il conclut qu’il y a eu exercice d’une activité non déclarée, activité répondant aux conditions de l’article 45. Le fait que celle-ci soit illicite n’a aucune incidence sur l’application de l’article 44. Du fait que la cargaison avait une très grande valeur sur le plan financier, ceci suppose, pour M. l’Auditeur du travail, que le commanditaire ait une confiance absolue dans l’intéressé et donc que celui-ci ait une certaine « expérience »…

Pour M. l’Auditeur du travail, le principe non bis in idem ne s’applique pas in casu car ce ne sont pas les mêmes faits qui sont sanctionnés : l’ONEm fait grief à l’intéressé de ne pas avoir déclaré son activité et l’emprisonnement ordonné par le tribunal français porte sur un fait postérieur, c’est-à-dire le transport un jour bien déterminé d’une quantité importante de résine de cannabis.

La décision du tribunal

Pour le tribunal, il ne résulte pas de l’article 45 de l’arrêté royal organique que seule est susceptible d’être prise en compte une activité licite. L’activité qui dépasse la gestion normale de biens propres et qui peut être intégrée dans le courant d’échanges économiques est susceptible de faire obstacle à l’octroi des allocations de chômage, même si elle s’intègre dans des circuits économiques parallèles et illégaux. La circonstance que l’intéressé ait continué à effectuer des démarches de recherche d’emploi n’est pas de nature à rendre cette activité compatible avec les allocations de chômage alors qu’il n’en a pas fait mention sur sa carte de contrôle.

Le tribunal renvoie à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 10 janvier 2012 (C. trav. Bruxelles, 10 janvier 2012, R.G. 2010/AB/756 et 2010/AB/800) : le trafic de stupéfiants procurant des revenus illicites est une activité au sens de l’article 45, alinéa 1er, 1°, le tribunal soulignant que la disposition ne fait pas la distinction entre activités légales ou illégales, mais qu’elle vise toute occupation orientée vers la production de biens ou de services permettant directement ou indirectement de retirer un profit économique. La référence à la notion de rémunération contenue à l’article 46 du même arrêté royal n’est pas pertinente.

Le tribunal statue, en conséquence, sur l’étendue de la récupération, ainsi que (beaucoup plus longuement) sur la sanction, s’agissant d’une activité qui n’a pas été préalablement déclarée. Il reprend les articles 153 et 154 ainsi que 157bis de l’arrêté royal et les règles relatives au principe non bis in idem. Celui-ci s’applique aux sanctions administratives qui poursuivent un but dissuasif et répressif, telles que celles visées aux dispositions ci-dessus. C’est un principe général de droit, dont le tribunal rappelle qu’il est également consacré par l’article 14.7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 19 décembre 1966 et par l’article 4 du Protocole n° 7 à la Convention de sauvegarde. Quelle que soit sa formulation, cette règle vise à éviter la répétition de sanctions ou de poursuites de même nature pour les mêmes comportements. Le tribunal en reprend le libellé : la sanction interdit (non) des poursuites identiques (bis) pour une même infraction (idem).

Il souligne encore que, pour être prohibées par ce principe, les poursuites doivent être de même nature et avoir un caractère pénal et qu’il faut que les poursuites nouvelles portent sur la même infraction.

Dans ce rappel des règles, il réserve une attention particulière aux sanctions en matière de chômage. Le fait de refuser le droit aux allocations pour indisponibilité sur le marché général de l’emploi est une mesure pour laquelle ce principe ne peut être invoqué, s’agissant d’une mesure prise vis-à-vis d’un chômeur qui ne remplit pas les conditions d’octroi. Par contre, les sanctions des articles 153 à 157 (ainsi que celles des articles 232 à 235 du C.P.S.) ont un caractère répressif de même nature et présentent toutes les caractéristiques des sanctions pénales, et le tribunal renvoie ici à la doctrine de Mme DELANGE (M. DELANGE, « Les mesures d’exclusion en matière de chômage après l’arrêté royal du 29 juin 2000 sur la réforme des sanctions administratives », Chron. Dr. Soc., 2002, p. 485).

Le tribunal en vient, après cet important rappel des règles, à l’examen des éléments de l’espèce. S’il ramène à 4 semaines la sanction administrative prise vu que l’intéressé n’a pas rempli correctement sa carte de contrôle (n’y ayant pas apposé une lettre « A »), et ce au motif d’absence d’antécédent dans la réglementation du chômage et vu la période d’omission fautive, il considère que toutes les conditions d’application de la règle non bis in idem sont réunies pour les faits ayant conduit à l’arrestation de l’intéressé. Il précise que la considération que l’infraction pénale au sens strict requiert une intention frauduleuse alors que l’infraction administrative n’exige pas celle-ci – sans l’exclure cependant – ne rend pas les faits concernés dissociables.

Les deux décisions sont annulées et remplacées par les décisions contenues dans le dispositif de son jugement, portant à la fois sur la période de l’exclusion pour le passé, la récupération des allocations et la sanction. Pour ce qui est de la sanction d’exclusion pour la période d’incarcération, que l’ONEm avait fixée à 33 semaines, celle-ci est annulée en application du principe non bis in idem.

Intérêt de la décision

C’est bien évidemment la nature de l’activité exercée qui présente un intérêt dans ce jugement. Il s’agit de l’activité illicite, au sens des articles 44 et 45 de l’arrêté royal organique.

Outre que – quand même – l’on est un peu perplexe devant la position de l’ONEm, qui estime que l’activité de trafic de stupéfiants aurait dû être déclarée au titre d’activité indépendante et faire l’objet d’une biffure des cartes de contrôle (5e feuillet du jugement), il n’en demeure pas moins que le principe est évident : la notion d’activité au sens des deux dispositions de l’arrêté royal ne fait pas la distinction entre les activités légales ou non, mais vise toute occupation orientée vers la production de biens ou de services permettant directement ou indirectement de retirer un profit économique.

Le jugement renvoie également à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 10 janvier 2012 (C. trav. Bruxelles, 10 janvier 2012, R.G. 2010/AB/756 et 2010/AB/800). Cet arrêt a été précédemment commenté pour SocialEye. Il portait sur la vente de voitures effectuée par un bénéficiaire d’allocations de chômage, et ce sans registre de commerce. L’intéressé faisait valoir qu’il n’avait jamais exercé cette activité à but commercial ou professionnel. La cour y avait relevé que les éléments invoqués (absence de registre de commerce ou de structure permanente) n’avaient pas pour effet de rendre ladite activité compatible avec les allocations de chômage. Dès lors que la matérialité de l’activité est acquise, les conditions d’exercice de celle-ci sont sans incidence.


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