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Frais de conseil technique dans le cadre d’une procédure judiciaire : la position de la Cour de cassation

Commentaire de Cass., 17 septembre 2018, n° S.17.0034.F

Mis en ligne le mardi 26 février 2019


Cour de cassation, 17 septembre 2018, n° S.17.0034.F

Terra Laboris

Par arrêt du 17 septembre 2018, la Cour de cassation décide que la prise en charge par l’assureur-loi des frais du conseil médical choisi par la victime n’est pas imposée par l’article 6, § 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et n’est pas prévue par la loi du 10 avril 1971 sur les accidents du travail et le Code judiciaire.

Faits et antécédents de la cause

L’arrêt attaqué devant la Cour suprême, rendu le 24 octobre 2016 par la Cour du travail de Bruxelles (R.G. 2003/AB/43.985), condamne AG Insurance, en sa qualité d’assureur-loi, à payer à Mme S.D.M., victime d’un accident du travail, les frais qu’elle a exposés pour être assistée médicalement dans le cadre de l’expertise ordonnée par la cour du travail.

Cet arrêt de la cour du travail fonde cette décision (i) sur l’article 6, § 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après Convention de sauvegarde) combiné avec les principes généraux du droit à un procès équitable et du droit à l’égalité des armes dans le cadre d’un procès et (ii) sur l’existence d’un lien de causalité entre la nécessité pour la victime – qui n’était pas en mesure de rencontrer les éléments médicaux invoqués par l’assureur-loi qui disposait lui des services d’un médecin-conseil – d’engager des frais de conseil technique.

Sur le premier de ces fondements, la cour du travail se réfère aux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (Cr.E.D.H, 11 septembre 1993, DOMBO c/ PAYS-BAS ; Cr.E.D.H., 12 mars 2003, OÇALAN c/ TURQUIE ; Cr.E.D.H., 24 avril 2003, YVON c/ FRANCE) ayant posé en règle que « le droit d’accès à un juge et le principe de l’égalité des armes impliquent (…) l’obligation de garantir un équilibre entre les parties au procès et d’offrir à chaque partie la possibilité de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son ou ses adversaires ».

Sur le second fondement, la cour du travail se réfère aux conclusions de l’avocat général HENKES dans la cause ayant donné lieu à l’arrêt de la Cour de cassation du 5 mai 2006 (J.T., 2006, p. 339). Il s’agissait en l’espèce d’une expropriation et donc d’une responsabilité sans faute.

La requête en cassation

Le moyen unique de cassation propose deux branches.

La première branche invoque la violation de l’article 6, alinéa 1er, de la Convention de sauvegarde et des principes généraux du droit à l’égalité des armes dans le cadre d’un procès et du procès équitable. Ceux-ci, soutient l’assureur-loi, impliquent « uniquement que chaque partie au procès puisse utiliser les mêmes moyens procéduraux et prendre connaissance dans les mêmes conditions de pièces, données et éléments soumis à l’appréciation du juge qui connait de la cause ». La requête se réfère à plusieurs arrêts de la Cour de cassation, dont celui du 25 octobre 2006 (Pas., 2007, n° 126). Ils n’impliquent pas que l’assureur-loi doive assumer les frais du conseil technique de la victime.

La seconde branche soutient que la condamnation ne peut pas plus se justifier sur la base de l’article 1018 du Code judiciaire et que la loi du 10 avril 1971 sur les accidents du travail exclut cette condamnation. En effet, le législateur a mis en place une réparation forfaitaire du dommage qui s’écarte du droit commun de la faute et répare le risque professionnel. La loi précise quelles sont les indemnités légalement dues par l’assureur et quels frais doivent être remboursés. Les dépens sont en règle toujours supportés par l’assureur. Dans le cadre de l’équilibre à respecter entre cet assureur et la victime, on ne peut par contre le condamner à rembourser d’autres frais. C’est ce qu’a jugé la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 28 avril 2016 (n° 61/2016) ayant conclu que la combinaison des articles 68 de la loi du 10 avril 1971 et 1018 du Code judiciaire, dont la conséquence est qu’en principe, les frais d’assistance du médecin conseil de la victime ne peuvent être mis à charge de l’assureur-loi, ne violait pas le principe d’égalité et de non-discrimination, lue ou non avec l’article 6 de la Convention de sauvegarde.

L’arrêt de la Cour de cassation

La Cour casse l’arrêt attaqué. Elle dit le moyen fondé en chacune de ses deux branches.

Sur la première branche, elle indique que « en vertu du droit à l’égalité des armes, toute partie doit pouvoir être assistée d’un conseil technique au cours d’une expertise judiciaire et, si elle ne dispose pas des moyens suffisants, bénéficier de l’assistance judiciaire à cette fin. Toutefois, lorsqu’une partie a été assistée par un conseil technique, ni l’article 6, § 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ni le principe de l’égalité des armes n’imposent, pour assurer au procès un caractère équitable, que les frais et honoraires de ce conseil technique soient mis à charge d’une autre partie au procès. »

Sur la seconde branche, la Cour indique que l’article 46, § 2, de la loi du 10 avril 1971 énumère limitativement les indemnités que l’assureur-loi doit payer à la victime ; que son article 63 met en règle les dépens à charge de cet assureur et que ceux-ci sont énumérés par l’article 1018 du Code judiciaire, qui ne reprend pas les frais et honoraires du conseil technique qu’une partie s’adjoint au cours de la procédure. Elle conclut qu’il ressort de ces dispositions « que l’assureur-loi n’est, en règle, pas tenu de prendre en charge les frais et honoraires du conseil technique de cette partie. »

Intérêt de la décision

La Cour de cassation tranche la question controversée et qui présente un intérêt pratique considérable, si l’assureur-loi dans le secteur privé ou l’employeur dans le secteur public peut être condamné à prendre en charge les frais et honoraires du conseil médical de la victime d’un accident du travail. Sur cette controverse, plusieurs décisions des juridictions de fond sont publiées sur le site : www.terralaboris.be avec une « Note sur les frais de défense » de M. JOURDAN datée de décembre 2017 (cf. ég. M. JOURDAN, « Les frais de conseil technique en accidents du travail », Chron. Dr. Soc., 2016, pp.1 et s.).

L’arrêt commenté exclut « en règle » l’obligation de prise en charge par l’assureur-loi, ce qui ne signifie pas qu’une telle condamnation ne pourrait pas être prononcée. Ainsi, dans son arrêt du 28 avril 2016 précité, la Cour constitutionnelle a souligné que « si l’assureur-loi a commis une faute dans l’appréciation des indemnités dues, le travailleur concerné peut demander la récupération des frais d’assistance de son médecin-conseil sur la base du droit commun de la responsabilité et de la réparation intégrale de son dommage » (considérant B.12).

Cette analyse est conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation. On peut à cet égard se référer à son arrêt du 5 mai 2006 et aux conclusions de l’avocat général HENKES citées par l’arrêt attaqué et la requête en cassation.

Ainsi, un arrêt de la cour du travail de Bruxelles du 8 septembre 2014 (R.G. 2012/AB/957), après avoir fondé sa décision que les frais de conseil médical de la victime pouvaient être mis à charge de l’employeur public de celle-ci sur la base de l’article 6, alinéa 1er, de la Convention de sauvegarde, ajoute qu’est établie l’existence d’un lien de causalité entre la nécessité d’exposer les frais de conseil technique et l’accident en soulignant les particularités de l’espèce : l’employeur avait proposé 30% d’I.P.P., l’expert avait admis 65% et la cour du travail a porté ce taux à 100%. L’arrêt et son commentaire peuvent être consultés sur le site : www.terralaboris.be.

Mais il ne s’agit là que d’un exemple. A cet égard, ainsi que le souligne M. JOURDAN (note précitée, p. 7), il ne faut pas oublier que l’assureur-loi est une institution de sécurité sociale au sens de la Charte de l’assuré social, ce qui emporte pour lui des obligations précises vis-à-vis de l’assuré social.


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