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Principe de neutralité et port du foulard : un jugement du Tribunal du travail francophone de Bruxelles

Commentaire de Trib. trav. fr. Bruxelles, 28 mai 2018, R.G. 16/7.231/A

Mis en ligne le lundi 25 février 2019


Tribunal du travail francophone de Bruxelles, 28 mai 2018, R.G. 16/7.231/A

Dans un jugement du 28 mai 2018, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles a statué dans une affaire où une société, au motif de neutralité de sa politique vis-à-vis de la clientèle, a licencié une employée pour motif grave, celle-ci ayant confirmé à diverses reprises son refus travailler sans son foulard. L’examen du tribunal porte à la fois sur la discrimination, le motif grave et le motif manifestement déraisonnable.

Les faits

Une employée entre en 2008 au service d’une société en qualité de caissière. La réglementation de l’entreprise en matière d’uniforme de travail prévoit que l’employé(e) s’engage à porter l’uniforme de travail que l’employeur aura éventuellement mis à sa disposition. Cette clause est reprise dans le contrat de travail et un point complémentaire figure dans le règlement de travail, relatif à la présentation. Il est prévu que, vu le caractère de services de la société et les contacts en résultant, il est une condition absolue que chacun accorde l’attention nécessaire à ses vêtements et à sa présentation.

L’employée reçoit, en cours de contrat, divers rappels relatifs au respect de ses obligations contractuelles. En 2016, après une absence de plusieurs mois pour motifs légaux, elle reprend son travail et porte, à ce moment, un foulard, qu’elle n’avait jamais porté auparavant.

Ceci va faire l’objet de discussions entre les parties, l’employée refusant de le retirer. Lui est alors demandé de signer un document par lequel elle déclare respecter le code vestimentaire de l’entreprise ainsi que le principe de neutralité en vigueur sur le lieu du travail, ce qu’elle refuse. Après de nouveaux avatars, dont une suspension du contrat ainsi que l’intervention de représentants d’UNIA, l’employée est en fin de compte licenciée pour motif grave, vu qu’elle a confirmé qu’elle refusait de travailler sans son foulard. Il s’agit pour l’employeur d’un comportement d’insubordination en raison du refus de respecter l’article 8 du contrat de travail et le principe de neutralité au sein de l’entreprise.

Une procédure est introduite devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles. L’employée y réclame à la fois une indemnité compensatoire de préavis et une indemnité pour discrimination.

La position des parties devant le tribunal

La demanderesse fait valoir qu’elle a toujours respecté le code vestimentaire de l’employeur (port de la chemise et du badge). Elle plaide également qu’aucune disposition (contrat ou règlement de travail) ne lui interdisait de porter le foulard. Elle considère encore que, s’il y avait faute dans son chef, celle-ci n’aurait pas le caractère de faute grave au sens de l’article 35 LCT.

Elle renvoie également à l’article 9 de la Convention européenne des Droits de l’Homme (s’agissant d’une atteinte à sa liberté de religion). Elle considère que les restrictions à cette liberté ne sont admissibles que si elles respectent un triple test de légalité, de légitimité et de proportionnalité. Or, aucun de ces tests ne résiste.

Pour la société, cependant, il faut respecter sa politique de neutralité, qui s’applique indistinctement à tous ses collaborateurs et qui reflète le souhait légitime de l’employeur d’afficher une image neutre à l’égard de son personnel et de ses clients. Elle renvoie à la liberté d’entreprise reconnue par l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Pour elle, le principe de neutralité est une garantie de non-discrimination. Elle souligne encore qu’aucun travailleur au sein de l’entreprise ne porte de signe de telles convictions sur le lieu du travail.

Par ailleurs, UNIA, qui et à la cause, développe une argumentation propre, étant que le fait de conditionner la poursuite du contrat de travail à celui d’ôter le foulard affecte deux droits, le droit à la liberté de religion et le droit à la non-discrimination sur la base de la conviction religieuse. L’Institut souligne qu’un degré raisonnable de prévisibilité de la norme fait défaut, l’interdiction du port du foulard n’étant pas prévue dans le contrat de travail de même que dans le règlement de travail. Il n’y a dès lors pas respect du principe de légalité. Par ailleurs, l’interdiction ne repose sur aucun motif légitime, UNIA visant ici la sécurité au travail et précisant que la mesure n’a par ailleurs pas de nécessité, ce qui rend l’exigence d’ôter le foulard disproportionnée, d’autant que l’intéressée n’affichait aucun signe de prosélytisme.

L’interdiction en cause revient ainsi à opérer une distinction basée sur la conviction religieuse. La distinction est donc une discrimination, sauf si l’une des justifications légales est rencontrée. UNIA rappelle ici les décisions de la Cour de Justice du 14 mars 2017, pour conclure qu’en l’absence d’interdiction, la décision de licenciement devrait être qualifiée de discrimination directe. L’Institut aborde également l’hypothèse de la discrimination indirecte, étant que la mesure devrait poursuivre un objectif légitime à travers des moyens appropriés et nécessaires, ce qui n’est pas le cas. A supposer l’objectif légitime atteint, la règle de neutralité s’applique à tous les travailleurs et non seulement à ceux en contact avec les clients. Un critère permettant de vérifier la nécessité de la mesure consistait, pour l’Institut, à proposer un poste de travail alternatif. Or, l’intéressée s’est vu refuser de travailler au siège central de la société, ce qu’elle avait proposé.

Position de l’auditorat

L’auditorat du travail a conclu au fondement des demandes, retenant essentiellement l’absence d’interdiction de port de signes convictionnels, la règle ayant d’ailleurs été énoncée par la suite dans les contrats de travail et évoquée en Conseil d’Entreprise après le licenciement de l’intéressée. Il considère également que l’interdiction en cause paraît excéder ce qui est strictement nécessaire pour atteindre l’objectif affirmé d’image neutre de l’entreprise. Celle-ci s’étend en effet à tous les travailleurs, en ce compris à ceux qui ne sont pas en contact avec les clients.

La décision du tribunal

Le rappel des principes fait par le tribunal aborde notamment la difficulté constatée en doctrine de qualifier la discrimination (directe ou indirecte), renvoyant à l’article de F. KEFER à ce sujet (F. KEFER, « L’expression des convictions religieuses dans les relations de travail », R.D.S., 2017, p. 571), qui entraîne des effets importants sur le plan de la justification, les motifs en étant différents, puisque la distinction directe est plus difficile à justifier que la distinction indirecte.

Pour ce qui est de la discrimination directe, renvoyant à l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne du 14 mars 2017 (C.J.U.E., 14 mars 2017, Aff n° C-157/15, ACHBITA et CENTRUM VOOR GELIJKHEID VAN KANSEN EN VOOR RACISMEBESTRIJDING c/ G4S SECURE SOLUTIONS NV), le tribunal considère que ce n’est pas en raison (« sur la base ») de ses convictions religieuses que l’intéressée a été licenciée mais en raison de son refus de respecter une consigne vestimentaire imposée par l’employeur à l’ensemble du personnel. Il considère que la règle interne à l’entreprise échappe à la qualification de discrimination directe en raison de son caractère général (le tribunal souligne) et renvoie à la doctrine de Mme KEFER ci-dessus.

Il n’y a pas davantage de discrimination indirecte, le tribunal renvoyant au même arrêt de la Cour de Justice et reprenant les principes dégagés par celle-ci dans cette décision. Il conclut que le fait d’interdire à tous les travailleurs de manière cohérente et systématique de porter des signes convictionnels visibles est un moyen approprié de réaliser le but légitime affiché, qui est la politique de neutralité de l’entreprise. Le fait que celle-ci serait également applicable au personnel de la société qui n’est pas en contact avec la clientèle pose cependant, pour le tribunal, question. Il n’est cependant pas, comme il le souligne, amené à se prononcer sur d’autres espèces que celle qui lui est soumise, s’agissant d’une employée précisément en contact avec les clients.

Il n’y a dès lors pas lieu à indemnisation sur la base de législation anti-discrimination.

Pour ce qui est du motif grave, celui-ci est rapidement envisagé. Le tribunal considère qu’il est injustifié, soulignant également qu’eu égard aux controverses en la matière et à la complexité de la question, l’intéressée a pu légitimement se méprendre sur l’étendue de ses droits.

Si le motif grave est rejeté, le licenciement n’est pas manifestement déraisonnable, étant fondé sur la conduite de l’intéressée. Pour le tribunal, un employeur raisonnable aurait pu agir de la même manière dans un même contexte.

Intérêt de la décision

Ce jugement est une des premières décisions à faire application de la jurisprudence ACHBITA, du 14 mars 2017 de la Cour de Justice. Soulignons que fut rendu également le même jour un arrêt BOUGNAOUI (affaire française) (C.J.U.E., 14 mars 2017, Aff. n° C-188/15, BOUGNAOUI et ADDH c/ MICROPOLE SA). La Cour de Justice y a statué sur la notion d’exigence professionnelle essentielle et déterminante. Elle a, dans cette deuxième décision, jugé que l’article 4, § 1er, de la Directive n° 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 doit être interprété en ce sens que la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les services dudit employeur assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de cette disposition.


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