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Indu en matière de pension au décès : extinction de la dette ou non ?

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 21 février 2018, R.G. 2015/AB/1.060

Mis en ligne le lundi 29 octobre 2018


Cour du travail de Bruxelles, 21 février 2018, R.G. 2015/AB/1.060

Terra Laboris

Dans un arrêt du 21 février 2018, la Cour du travail de Bruxelles interroge la Cour constitutionnelle à propos de l’article 21, § 5, de la loi du 13 juin 1966, qui, contrairement à d’autres secteurs de la sécurité sociale, exclut l’extinction de la dette au décès en cas de manœuvres frauduleuses ou d’abstention de déclaration.

Les faits

Un travailleur salarié bénéficie d’une pension de retraite au taux ménage depuis 1989. Son épouse décède en 2003, chose qu’il ne signale pas à l’O.N.P. Il se remarie l’année suivante, mais son épouse n’est pas domiciliée en Belgique. Il décède lui-même en 2008, l’O.N.P. apprenant à ce moment le décès de la première épouse cinq ans auparavant. Il notifie un indu de l’ordre de 8.000 euros. L’héritier du défunt conteste cette décision et saisit le Tribunal du travail de Charleroi.

Il est débouté par un jugement du 9 décembre 2010, le tribunal considérant que l’O.N.P. rapporte la preuve que l’intéressé s’était engagé à déclarer un changement d’état civil, ce qu’il n’a pas fait. Le délai de prescription applicable est dès lors de trois ans et – la créance n’étant pas éteinte en raison du décès – ce montant peut être réclamé à l’héritier.

Appel est interjeté et, par arrêt du 23 février 2012, la Cour du travail de Mons demande aux parties de s’expliquer eu égard aux dispositions de la Charte, étant l’incidence éventuelle de l’article 22 sur le litige.

Un second arrêt est rendu par la cour le 24 février 2013, considérant qu’il y avait lieu à renonciation d’office sur la base de cette disposition.

Un pourvoi a été formé en cassation et la Cour suprême a, par arrêt du 15 décembre 2014, cassé l’arrêt de la Cour du travail de Mons, renvoyant l’affaire devant la Cour du travail de Bruxelles.

La décision de la cour

Le cadre juridique est d’une part l’article 21 de la loi du 13 juin 1966 relatif au délai de prescription de l’action en récupération d’indu et l’article 22 de la Charte de l’assuré social relatif à la renonciation d’office à la récupération au décès de celui à qui les prestations indues ont été payées.

La cour du travail rappelle la décision de la Cour de cassation, qui a conclu à la violation de l’article 21, § 3, alinéas 3 et 5, de la loi du 13 juin 1966, ainsi que de l’article 22, § 1er, de la Charte, vu que la cour du travail a considéré que l’O.N.P. devait renoncer d’office à la récupération des prestations indues en vertu de l’article 22, § 3, de celle-ci, alors que la récupération de pareilles prestations indues est régie par des dispositions propres, étant l’article 21, § 3, alinéas 3 et 5, de la loi du 15 juin 1966.

La cour du travail en retient que l’article 21 de la loi du 13 juin 1966 est une disposition spécifique qui déroge à l’article 22 de la Charte. Il faut dès lors appliquer celle-là et non celle-ci, la cour précisant que ceci sous réserve de la justification de la différence de traitement ainsi créée, question qu’elle développe ultérieurement.

La disposition en cause vise deux hypothèses, étant d’une part l’indu qui résulte de manœuvres frauduleuses ou de déclarations fausses ou sciemment incomplètes et d’autre part celui qui provient de l’abstention de produire une déclaration prescrite par une disposition légale ou réglementaire ou résultant d’un engagement souscrit antérieurement.

L’abstention ne doit pas nécessairement être frauduleuse ou être intervenue sciemment, comme le relève la cour, sans quoi l’on ne comprendrait pas pourquoi le législateur aurait visé deux hypothèses. L’abstention visée ne doit pas avoir un caractère nécessairement frauduleux, en sécurité sociale, et la cour renvoie à un arrêt rendu en matière d’A.M.I., étant l’arrêt de la Cour de cassation du 4 décembre 2006 (S.05.0071.F), ainsi qu’à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 19 avril 2007 (R.G. 48.743).

La cour retient qu’en l’espèce, au moment du décès de son épouse, l’intéressé était âgé de 70 ans et qu’il bénéficiait de sa pension depuis près de 15 ans. Il a dès lors raisonnablement pu ne pas se souvenir du document qu’il avait signé auparavant. En outre, il est illettré. Il faut dès lors, pour la cour, voir d’abord s’il y a matière à récupération et ensuite examiner le droit successoral applicable.

Sur la portée de l’article 21, § 5, de la loi, la cour expose que la Cour constitutionnelle a rendu deux arrêts (C. const., 19 novembre 2003, n° 149/2003 et C. const., 13 juillet 2017, n° 94/2017), dans lesquels elle a considéré que traiter les deux types d’assurés sociaux de la même manière constitue une mesure qui n’est pas dépourvue de justification raisonnable.

Pour la cour, la disposition en cause a cependant des effets plus larges que ceux résultant de l’application de la prescription, dans la mesure où ils concernent les héritiers et non le débiteur. En outre, il s’agit d’une dette qui n’a été réclamée qu’après le décès et qui, de ce fait, est susceptible de perturber l’acceptation de la succession, qui – si elle avait été connue – aurait pu ne pas intervenir ou l’aurait été, mais sous bénéfice d’inventaire.

La cour se pose dès lors la question de la justification de la mesure, étant de savoir s’il est justifié de traiter les héritiers de la même manière dans les deux hypothèses. En outre, elle souligne que, lorsque l’indu n’est pas frauduleux ou volontaire, se pose la question de savoir s’il est justifié de le mettre à charge des héritiers alors que, lorsque l’indu a pour origine d’autres négligences du défunt, ceux-ci en sont automatiquement déchargés.

Les deux arrêts de la Cour constitutionnelle n’ont pas répondu à ces questions. Elle pose dès lors une double question préjudicielle sur la compatibilité de l’article 21, § 5, de la loi avec les articles 10 et 11 de la Constitution.

Elle en vient ensuite à la question de la dérogation à l’article 22, § 3, de la Charte, question sur laquelle elle renvoie à deux autres arrêts de la Cour constitutionnelle (C. const., 28 mai 2009, n° 88/2009 et C. const., 12 juillet 2007, n° 101/2007), s’agissant d’examiner une dérogation que l’article 22 de la Charte autorise lui-même. Dans la matière considérée, le législateur a adopté une règle dérogatoire à la Charte et il a ainsi créé une différence de traitement entre les personnes concernées par ce secteur et les personnes qui relèvent des autres secteurs auxquels la Charte s’applique intégralement. La cour recherche dès lors la « justification spécifique pertinente » exigée et pose la question de savoir ce qui justifie que l’héritier d’un pensionné bénéficiant d’une pension de retraite soit moins bien traité que l’héritier d’un pensionné bénéficiaire d’une autre prestation d’assurance ou d’assistance sociale pour lequel existe une obligation de déclaration spontanée, sans pour autant qu’il y ait dérogation à l’article 22, § 3, de la Charte (ainsi en A.M.I.). En d’autres termes, qu’est-ce qui différencie par exemple la récupération des prestations à charge des héritiers d’un invalide et celle à charge de ceux d’un pensionné et pourquoi, dans un cas, la dette est-elle éteinte et non dans l’autre ? La cour ajoute dès lors une troisième question à destination de la Cour constitutionnelle.

Enfin, elle en vient à la question du droit successoral applicable à une éventuelle récupération, dans l’hypothèse où la dette devrait être considérée comme non éteinte. La question est en effet de savoir quelle part devrait être mise à charge du fils et à celle de la seconde épouse. La cour constate que se pose ici une question de droit étranger (droit turc) et pose au SPF Pensions une question relative à la question de la solidarité entre héritiers en droit turc.

Intérêt de la décision

C’est principalement par l’intérêt porté au sort des héritiers que cet arrêt est intéressant : ainsi que le relève très justement la cour, si la dette n’est pas éteinte et qu’elle est réclamée après que la succession a été acceptée purement et simplement, elle peut pour le moins être une surprise très désagréable pour les héritiers qui, s’ils l’avaient connue au moment où ils ont dû prendre position par rapport à celle-ci, l’auraient peut-être refusée ou ne l’auraient acceptée que sous bénéfice d’inventaire.

Les questions posées à la Cour constitutionnelle prennent dès lors toute leur importance. Elles sont toutes les deux fondées sur l’article 21, § 5, de la loi du 13 juin 1966. La première concerne une violation possible des articles 10 et 11 de la Constitution, dans la mesure où la disposition légale exclut l’extinction de la dette au décès dans les deux hypothèses (manœuvres ou abstention), traitant de manière identique les héritiers d’un pensionné qui sont dans des situations différentes. La seconde concerne le même contrôle de constitutionnalité vu l’exclusion dans ce secteur de l’extinction de la dette en cas d’abstention non frauduleuse, alors que, dans tous les autres cas d’indu non frauduleux ou non volontaire, il y a extinction automatique de celle-ci, étant un traitement différent des héritiers d’un pensionné qui sont dans des situations comparables.


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