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Faux certificats de détachement : l’arrêt de la Cour de cassation

Commentaire de Cass., 19 juin 2018, n° P.15.1275.N

Mis en ligne le lundi 29 octobre 2018


Cour de cassation, 19 juin 2018, n° P.15.1275.N

Terra Laboris

Suite à l’arrêt rendu par la Cour de Justice le 6 février 2018, la Cour de cassation vient, par arrêt du 19 juin 2018, de rejeter le pourvoi formé contre l’arrêt de la Cour d’appel d’Anvers (chambre correctionnelle) du 10 septembre 2015.

Les rétroactes

L’Inspection sociale avait mené une enquête sur l’emploi du personnel d’une société anonyme active dans le secteur de la construction en Belgique. Cette enquête avait révélé qu’à partir de 2008, elle avait employé très peu de personnel et sous-traité tout le travail à la main en le confiant à des sociétés bulgares. Les travailleurs de ces sociétés bulgares furent transférés vers d’autres sociétés bulgares à partir de 2010. Celles-ci, pratiquement sans activité en Bulgarie, détachaient des travailleurs pour les mettre en sous-traitance en Belgique pour la société en cause, et ce en partie avec l’intervention et la collaboration d’autres sociétés belges.

Ces travailleurs étaient en possession d’un formulaire de détachement E101 (actuellement A1) et n’étaient dès lors pas déclarés à la sécurité sociale.

Une enquête fut menée aux fins de vérifier si ces sociétés ne constituaient pas un écran destiné à contourner la législation en matière de sécurité sociale. Les institutions bulgares compétentes ont été saisies d’une demande de retrait des documents de détachement, demande à laquelle il n’a pas été donné suite.

Des poursuites pénales ont été initiées en Belgique du chef de plusieurs préventions, étant notamment qu’en tant qu’employeur, préposé ou mandataire, les intéressés fait exécuter un travail par des préposés étrangers qui ne sont pas habilités ou autorisés à séjourner en Belgique plus de 3 mois ou à s’y établir, et ce sans avoir au préalable obtenu pour ce faire l’autorisation d’emploi (prévention B), d’avoir en les mêmes qualités omis de faire, dès l’entrée en service des travailleurs, la déclaration légalement requise (Dimona) (prévention C) et d’avoir omis de soumettre les travailleurs à l’O.N.S.S. (prévention D).

Les demandeurs en cassation furent acquittés par un jugement du Tribunal correctionnel du Limbourg (division Hasselt) du 27 juin 2014, mais furent condamnés par la Cour d’appel d’Anvers dans son arrêt du 10 septembre 2015. Ils ont formé un pourvoi contre cet arrêt.

Le pourvoi

Dans son second moyen, le pourvoi visait essentiellement les règlements de coordination, faisant valoir que l’arrêt avait constaté qu’un formulaire C101 avait été délivré pour les travailleurs employés en Belgique par le biais de sociétés bulgares et que les autorités belges n’avaient pas épuisé totalement la procédure de contestation. Les juges d’appel avaient à tort considéré ne pas être liés parce que les formulaires C101 avaient été obtenus frauduleusement, les faits ne correspondant pas à la réalité, et ce en vue d’échapper aux conditions auxquelles est soumis le détachement sur le territoire de l’Union européenne.

Le moyen rappelle que, sur la base du principe de coopération loyale, les organes de l’Etat membre de réception sont liés par les éléments mentionnés dans la déclaration de l’Etat d’origine. S’il y a des doutes, il faut recourir à la procédure de conciliation ou de dialogue et, en cas d’échec, l’Etat d’accueil doit engager la procédure en manquement auprès de la Cour de Justice. Les documents ont un effet déclaratoire et celui-ci persiste tant que les procédures ne sont pas épuisées.

Une question est proposée à destination de la Cour de Justice, étant de savoir si, sur la base des dispositions communautaires en cause, le document peut être annulé ou ne pas être pris en considération par un juge autre que celui de l’Etat d’émission, si les faits soumis à son appréciation permettent de constater que la déclaration a été obtenue de manière frauduleuse.

L’arrêt de la Cour de cassation du 7 juin 2016

La Cour de cassation rappelle longuement la jurisprudence de la Cour de Justice, en ses arrêts FITZWILLIAM EXECUTIVE SEARCH Ltd c/ BESTUUR VAN HET LANDELIJK INSTITUUT SOCIALE VERZEKERINGEN du 10 février 2000 (Aff. n° C-202/97) et OFFICE NATIONAL DE SECURITE SOCIALE c/ S.A. HERBOSCH KIERE du 26 février 2006 (Aff. n° C-2/05).

Pour le juge du fond, la Cour de Justice a déjà décidé que les instances judiciaires nationales peuvent tenir compte, sur la base d’éléments objectifs, de l’abus ou de la fraude et peuvent éventuellement priver l’intéressé de l’application des dispositions du droit de l’Union auxquelles il fait appel, les autorités du pays de réception ayant la possibilité de ne pas tenir compte des décisions des organes d’autres Etats membres si, sur la base d’indices concrets, il existe des doutes sérieux sur leur exactitude et qu’en cas de fraude, l’Etat membre « trompé » peut unilatéralement procéder à la perception de l’impôt en question et passer outre le principe de la neutralité fiscale. Cette jurisprudence peut être appliquée à la fraude qui se présente en l’espèce, étant que les autorités nationales ne sont pas liées par les déclarations E101 fondées sur la fraude. Le fait que l’autorité belge n’ait pas épuisé totalement la procédure relative aux contestations n’y fait pas obstacle, vu notamment la position des autorités bulgares compétentes.

Pour la Cour de cassation, il y a lieu d’interroger la Cour de Justice sur la question de savoir si un juge autre que celui de l’Etat membre d’émission peut, notamment, à la lumière du principe général du droit fraus omnia corrumpit, ne pas prendre en considération une déclaration E101 si les faits permettent de constater qu’elle a été obtenue ou invoquée de manière frauduleuse.

La question est dès lors posée à la Cour de Justice, et ce eu égard à l’article 11.1 du Règlement n° 574/72 applicable aux faits.

L’arrêt de la Cour de Justice du 6 février 2018

La Cour a répondu dans son arrêt du 6 février 2018 (ALTUN et alii c/ ABSA et alii, 6 février 2018, Aff. n° C-359/16), reprenant les principes généraux de coopération loyale entre les Etats membres et la présomption de régularité de l’affiliation du travailleur au régime de sécurité sociale de l’Etat où l’entreprise est établie, présomption découlant de la délivrance du document E101.

La Cour en vient à l’hypothèse de l’obtention frauduleuse d’un de ces documents, étant que la seconde institution doit, en vertu du principe de coopération loyale, réexaminer, à la lumière des éléments produits, le bien-fondé de la délivrance de ces certificats et, éventuellement, les retirer. Ceci doit cependant être fait dans un délai raisonnable et permettre aux personnes qui ont eu recours à des travailleurs détachés sous le couvert de tels certificats de faire valoir leurs droits de défense.

En l’espèce, la fraude est établie et le juge national peut écarter les certificats concernés.

Le juge peut dès lors, dans une telle hypothèse (éléments recueillis dans le cadre de l’enquête judiciaire laissant présumer la fraude et tergiversations de l’institution émettrice), écarter ces certificats dans le cadre d’une procédure diligentée contre les personnes soupçonnées d’avoir eu recours frauduleusement à des travailleurs détachés si la fraude est constatée.

L’arrêt de la Cour de cassation du 19 juin 2018

La Cour de cassation reprend les éléments constatés par la Cour d’appel. Elle conclut au rejet du pourvoi au motif que l’arrêt a conclu à l’écartement des documents conformément aux critères repris par la Cour de Justice dans son arrêt du 6 février 2018, étant essentiellement sur la base d’éléments objectifs et subjectifs établissant la fraude. La Cour retient la carence des autorités bulgares et le fait que les intéressés ont pu faire valoir leurs moyens de défense dans la procédure.

Intérêt de la décision

Cet arrêt clôture ce très important volet des conditions du détachement en matière de sécurité sociale.

L’arrêt de la Cour de Justice était attendu avec impatience, la Haute Cour européenne ayant déjà, dans un arrêt précédent du 27 avril 2017 (C.J.U.E., 27 avril 2017, Aff. n° C-620/15, A-ROSA FLUSSSCHIF c/ URSSAF), posé des jalons importants sur la question.

S’il est exact que, en cas de discordance entre la réalité constatée et celle supposée exister vu la délivrance des formulaires E101 (ou A1), le juge (ou les autorités compétentes) de l’Etat où le travailleur est occupé ne peut procéder d’office à l’écartement des documents, étant sans moyen pour ce faire, vu le principe général de coopération loyale entre les Etats, des procédures existent néanmoins, étant d’une part la possibilité de saisir la Commission administrative et, d’autre part, la procédure en manquement.

L’arrêt ROSA FLUSSSCHIF ne révélait pas à proprement parler de fraude, contrairement à l’arrêt ALTUN et, dans cette dernière décision, la Cour énonce explicitement que l’on ne peut frauduleusement utiliser le droit de l’Union pour soustraire des travailleurs à la loi qui devrait normalement être applicable aux relations de travail en matière de sécurité sociale.


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