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Motif grave et licenciement manifestement déraisonnable

Commentaire de Trib. trav. fr. Bruxelles, 22 juin 2018, R.G. 17/4.610/A

Mis en ligne le lundi 15 octobre 2018


Tribunal du travail francophone de Bruxelles, 22 juin 2018, R.G. 17/4.610/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 22 juin 2018, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles fait le lien entre les critères du motif grave et ceux du licenciement manifestement déraisonnable. Il conclut à l’octroi du montant maximum de la fourchette en cas de comportement blâmable de l’employeur dans le licenciement.

Les faits

Un ouvrier de l’Horeca, engagé à durée indéterminée depuis mai 2015, et ce à temps variable dans le cadre d’un temps plein, tombe en incapacité de travail en mars 2016 (et ne reprendra plus le travail), son employeur payant le salaire garanti jusqu’à mi-avril. Le 24 juin 2016, l’intéressé est licencié pour motif grave, au motif de transmission tardive de ses certificats médicaux et de multiplication des certificats pour la même période, parfois avec cachet, parfois sans, parfois encore avec une mauvaise date. Lui est également reproché de ne pas avoir repris le travail à l’issue d’une période couverte par un certificat.

Des discussions interviennent avec l’organisation syndicale, dont il ressort que certaines des difficultés constatées étaient le fait du psychiatre auteur d’un des certificats.

En fin de compte, une procédure est introduite devant le tribunal du travail, l’intéressé contestant le motif grave et demandant par ailleurs le paiement d’heures supplémentaires, ainsi qu’une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable et des dommages et intérêts.

La décision du tribunal

Le tribunal s’attarde, dans un premier temps, assez longuement sur la question du motif grave et vérifie le respect par le travailleur de ses obligations dans le cadre de son incapacité de travail. Il constate d’abord que l’employeur a payé le salaire garanti, ce qui atteste de la régularité de la première période d’incapacité et, pour la suite, considère que ne sont pas démontrés un comportement fautif dans le chef du travailleur ni, a fortiori, une faute grave rendant immédiatement et définitivement impossible la relation de travail.

Le tribunal démonte point par point l’argumentation de l’employeur à partir des différents certificats présentés, des récépissés, des dates, etc., et conclut à l’irrégularité du licenciement. Le travailleur est en droit de percevoir une indemnité compensatoire de préavis.

Sur le licenciement manifestement déraisonnable, il dégage des principes importants, rappelant en premier lieu qu’un licenciement pour motif grave irrégulier n’est pas en soi un licenciement manifestement déraisonnable.

Dans le cadre de la C.C.T. n° 109, il faut vérifier si l’employeur apporte la preuve de la réalité des motifs invoqués et également d’un comportement fautif dans le chef de l’intéressé. Or, ceci n’est pas le cas et le tribunal relève qu’un employeur normal et prudent, placé dans les mêmes circonstances, n’aurait jamais pris la décision de licencier l’ouvrier. Le droit de l’employeur de décider des intérêts de son entreprise ne peut amener celui-ci à licencier de manière imprudente et disproportionnée, ce qui est le cas en l’espèce, puisque ceci a été fait avec une précipitation certaine. Le tribunal reproche encore à la société d’avoir agi de manière imprudente, rappelant encore ici l’attitude de l’employeur normal et prudent qui aurait, s’il y avait des doutes quant aux certificats, au minimum formé une demande d’explication vis-à-vis du travailleur. N’ayant pas donné à celui-ci une chance de s’expliquer, il a agi avec une rapidité blâmable, d’autant que le travailleur tentait de son côté de multiplier les preuves de la justification de son absence. Le tribunal considère que ceci laisse à penser que la société a voulu se défaire rapidement de l’ouvrier en raison de sa maladie de longue durée et d’une incapacité de travail qui « risquait » de se prolonger encore. Le licenciement intervenu à la légère, au mépris des règles élémentaires de loyauté contenues dans le principe d’exécution de bonne foi des conventions, est un licenciement blâmable et celui-ci justifie la sanction maximale.

Le travailleur ayant par ailleurs introduit une indemnité pour abus de droit de licencier, le tribunal rappelle la discussion en doctrine sur la possibilité de cumuler deux indemnisations, considérant que le cumul est possible en cas de causes distinctes et de dommages différents, puisque l’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable vise le motif et que l’abus de droit qui peut donner lieu à des dommages et intérêts vise le plus souvent les circonstances dans lesquelles le licenciement est intervenu (le tribunal renvoyant à C. trav. Liège, 8 février 2017, J.L.M.B., 2017, p. 761, avec note critique de A. MORTIER).

En l’espèce, les conditions de l’abus de droit ne sont pas remplies et il n’est pas fait droit à ce chef de demande.

L’ouvrier reçoit dès lors une indemnité compensatoire de préavis ainsi qu’une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable, celle-ci étant fixée au maximum de la fourchette.

Intérêt de la décision

Sur la question du motif grave, le tribunal procède essentiellement à une analyse en fait, puisque les éléments de l’espèce visaient la justification exacte (ou falsifiée) de périodes d’absence pour incapacité de travail. Le tribunal a aisément retenu qu’aucun élément ne venait asseoir la thèse d’une faute dans le chef du travailleur.

L’intérêt de l’examen ultérieur est, d’abord, le rappel de la règle selon laquelle un licenciement pour motif grave irrégulier n’est pas nécessairement un licenciement manifestement déraisonnable.

Le tribunal y développe par ailleurs les critères sur lesquels il se fonde pour fixer le montant de l’indemnité prévue par la C.C.T. n° 109 : c’est le caractère blâmable de la décision, étant que l’on suspecte que l’employeur a voulu se « débarrasser » rapidement et au moindre coût du travailleur malade et qu’un employeur normalement prudent et diligent n’aurait pas pris cette décision. Il est utile pour la réflexion de relever que le tribunal rappelle que, nonobstant le droit de l’employeur de décider des intérêts de son entreprise, le droit de licencier ne peut pas être exercé de manière imprudente et disproportionnée.


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