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Mise à disposition interdite : indices de l’autorité déléguée

Commentaire de Trib. trav. Hainaut, div. Mons, 28 mai 2018, R.G. 14/2.294/A

Mis en ligne le vendredi 14 septembre 2018


Tribunal du travail du Hainaut, division Mons, 28 mai 2018, R.G. 14/2.294/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 28 mai 2018, le Tribunal du travail du Hainaut procède à un rappel des principes en matière de mise de travailleurs à la disposition d’utilisateurs, relevant en l’espèce les indices de l’autorité dont la délégation est interdite.

Les faits

Une employée est engagée dans le cadre d’une formation-insertion par une société et, le lendemain de l’expiration du contrat (trois mois), elle est engagée à durée déterminée. A l’issue de ce contrat, elle conclut une convention de stage avec une autre société, convention qui sera rompue anticipativement, après environ dix mois de prestations. Deux ans et demi plus tard, l’intéressée conclut un contrat à durée déterminée de quatre mois avec cette même société. Il s’agit d’un temps partiel avec horaire variable, pour des fonctions d’employée commerciale.

Après la rupture, l’intéressée introduit une procédure contre les deux sociétés. Elle réclame des compléments de rémunération, dont des commissions et des heures supplémentaires. Elle soutient notamment qu’elle a été mise à disposition de la première société.

La procédure

Le tribunal a rendu un premier jugement le 24 avril 2017, ordonnant des mesures d’instruction. Il s’agit de la comparution personnelle des parties et la production de pièces. Il a également demandé des explications complémentaires sur les chefs de demande et sur la mise à disposition en elle-même.

La décision du tribunal du 28 mai 2018

A la suite de la comparution personnelle, les parties ont repris des conclusions et le tribunal rend ce deuxième jugement, daté du 28 mai 2018. Sans vider sa saisine, il statue cependant sur la mise à disposition.

Outre le rappel des dispositions légales, il renvoie à la jurisprudence de la Cour du travail de Mons (C. trav. Mons, 16 décembre 2015, R.G. 2014/AM/290), où la cour a souligné qu’est interdite la mise à disposition de travailleurs qui ont été préalablement engagés par la société prêteuse et non l’activité consistant à placer des personnes auprès de tiers alors qu’elles n’ont pas, dans un premier temps, été engagées par la société qui les place.

Le nœud central de la problématique est la question du transfert partiel ou total de l’autorité patronale. S’il n’y a pas de transfert, il n’y a pas de prêt de personnel illicite. Renvoyant à la jurisprudence de la Cour du travail de Liège (C. trav. Liège, 25 septembre 2001, R.G. n° 27.225/98), la Cour du travail du Mons énonce dans l’arrêt du 16 décembre 2015 ci-dessus que la mise à disposition suppose le transfert à l’utilisateur d’une partie de l’autorité exercée sur la personne du travailleur, cette autorité appartenant à l’employeur alors que l’utilisateur et le travailleur ne sont pas liés juridiquement. Pour qu’il y ait mise à disposition interdite, il suffit ainsi que cette autorité puisse être exercée par l’utilisateur au moins potentiellement (la cour souligne).

En doctrine, il est considéré qu’il appartient au juge de rechercher les indices caractérisant l’existence de la relation d’autorité entre l’utilisateur et le travailleur (O. MORENO, Travail temporaire, travail intérimaire et mise de travailleurs à la disposition d’utilisateurs, 2005, Bruxelles, Kluwer, p. 177). Selon cet auteur, les indices consistent dans la possibilité pour l’utilisateur de donner des ordres, des instructions et des directives, dans le fait qu’il fournit les instruments et/ou les vêtements de travail, ou encore un véhicule, le fait qu’il peut recourir à des sanctions à l’égard des travailleurs ainsi que celui du remboursement des frais de déplacement. Quant aux travailleurs eux-mêmes, il s’agit de vérifier s’ils sont repris dans le répertoire téléphonique ou dans l’organigramme de l’utilisateur, sans qu’une distinction ne soit opérée avec les autres travailleurs, s’ils rapportent directement à l’utilisateur, s’ils doivent s’accorder avec lui pour les congés et doivent justifier de leurs absences auprès de lui, s’ils sont tenus d’assister aux réunions, etc.

Il s’agit donc de déterminer par un faisceau d’indices concordants s’il y a ou non transfert.

En l’espèce, le tribunal conclut à l’existence de celui-ci, dans la mesure où l’intéressée avait une carte de visite à son nom, ainsi qu’une adresse email liée à l’utilisateur, que son nom figurait sur les conventions pré imprimées de celui-ci en tant que représentante de la société, qu’elle prestait dans les bureaux de l’utilisateur, etc. Celui-ci a dès lors pu, vu ce qui précède, exercer à tout le moins potentiellement l’autorité patronale sur l’employée.

Les sociétés faisant valoir qu’elles étaient liées (activité dans le même secteur, même gérante), la cour rappelle l’arrêt de la Cour de cassation du 6 septembre 2005 (Cass., 6 septembre 2005, n° P.05.0678.N), qui a jugé que la personne physique qui exerce au sein d’une société l’autorité d’employeur sur les travailleurs avec lesquels cette société est liée par un contrat de travail ne peut exercer l’autorité d’employeur dans d’autres sociétés qui ne sont pas liées à ces travailleurs en vertu d’un contrat de travail et qui sont des tiers à l’égard de la première société. Le fait qu’une seule personne physique soit l’administrateur délégué de toutes les sociétés ne change rien à cette règle.

Il en découle que l’intéressée a été engagée par une des sociétés pour être mise à la disposition de l’autre. Le contrat conclu avec la première est dès lors nul par application de l’article 31, § 2, de la loi du 24 juillet 1987 sur le travail temporaire, le travail intérimaire et la mise à disposition d’utilisateurs. Ensuite, l’intéressée et l’utilisateur doivent être considérés comme ayant été dans les liens d’un contrat de travail à durée indéterminée, et ce par application du § 3, alinéa 1er, du même article. Il s’agit d’un contrat verbal et celui-ci ne peut être conclu qu’à temps plein. Le tribunal en déduit encore que, l’intéressée ayant été rémunérée à temps partiel, elle a droit à des arriérés de rémunération, ceux-ci devant correspondre à la différence entre les montants perçus et la rémunération pour un temps plein. Il est dès lors fait droit au premier chef de demande.

Quant aux heures supplémentaires, le fondement de la réglementation est rappelé, s’agissant de l’article 29 de la loi du 16 mars 1971 sur le travail. Le tribunal retient ici que les représentants de commerce (fonction de l’intéressée) ne sont pas couverts par cette partie de la loi (chapitre III, sections 2 et 4 à 7). En outre, les heures ne sont pas établies. L’intéressée est déboutée sur ce poste.

Enfin, sur son droit aux commissions, cette question est reprise et examinée dossier par dossier, une nouvelle réouverture des débats étant ordonnée aux fins d’établir un décompte.

Intérêt de la décision

Dans son arrêt du 6 septembre 2005 (et non 2015, comme figurant dans le jugement), la Cour de cassation avait eu à statuer sur le cas de plusieurs travailleurs mis à disposition de trois sociétés, qui les avaient utilisés et avaient exercé sur eux une autorité appartenant normalement à l’employeur. Le pourvoi faisait valoir que le demandeur en cassation était administrateur-délégué de toutes les sociétés précitées et qu’il y exerçait l’autorité d’employeur, de sorte qu’il n’était pas une tierce personne qui exerçait sur ces travailleurs une autorité relevant de leur employeur.

Dans sa décision, la Cour de cassation a rappelé que des personnes morales distinctes sont des tiers l’une à l’égard de l’autre et que l’autorité d’employeur ne peut être exercée que par la personne physique ou morale liée à un travailleur en vertu d’un contrat de travail. Si une personne physique exerce au sein d’une société l’autorité d’employeur sur les travailleurs avec lesquels la société est liée par un contrat de travail, elle ne peut exercer cette même autorité dans d’autres sociétés qui ne sont pas liées à ces mêmes travailleurs en vertu d’un contrat de travail et qui sont des tiers à l’égard de la première société. Le fait qu’une seule personne physique soit l’administrateur-délégué de toutes les sociétés (ce qui était le cas en l’espèce) n’y change rien.

Dans le présent jugement, la gérante était la même et le tribunal a, à juste titre, rappelé le constat à faire en droit : les sociétés ont une personnalité juridique propre et le personnel de l’une ne peut être mis à disposition de l’autre.


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