Terralaboris asbl

Droit de critique et insubordination

Commentaire de Trib. trav. fr. Bruxelles, 27 mars 2018, R.G. 18/584/A

Mis en ligne le lundi 16 juillet 2018


Tribunal du travail francophone de Bruxelles, 27 mars 2018, R.G. 18/584/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 27 mars 2018, statuant dans le cadre de la loi du 19 mars 1991, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles rappelle que le travailleur dispose du droit à la liberté d’expression, droit qui inclut le droit de critique à l’égard de l’employeur.

Les faits

Une société demande l’autorisation de licencier pour motif grave un employé chargé de l’analyse et du développement de projets informatiques, elle-même étant active dans ce domaine.

Le travailleur a été élu aux élections sociales de 2016, dans les deux organes de concertation de l’entreprise.

Les difficultés ont commencé en avril 2017, le représentant demandant à ce moment que soit ajoutée à l’ordre du jour d’une réunion du Conseil d’Entreprise une information relative au nouveau media de communication syndicale que son organisation souhaite mettre en place.

Ceci lui est refusé, au motif que ce point ne relève pas des compétences du C.E.

En décembre 2017, le litige persiste et l’intéressé fait une mise au point, le refus de discussion l’amenant à faire intervenir son secrétaire permanent.

Une longue lettre en réponse lui est adressée, par sa hiérarchie, qui considère que ces reproches sont, en gros, non fondés.

Lui est cependant reproché le fait qu’il tenterait de monter le personnel contre la direction et qu’il détournerait son mandat de sa finalité. Plus particulièrement, il lui est fait grief de « museler » ses collègues, dans la mesure où il a créé un blog dont l’accès est refusé aux membres du personnel qui ne sont pas représentés par l’organisation syndicale.

La direction voit dans ce fait un manquement grave à l’obligation de respect et d’égards mutuels prévue par la loi sur les contrats de travail, ainsi qu’à celle d’exécution de bonne foi du contrat. Pour l’employeur, il y a une attitude déloyale, celle-ci constituant également un manquement grave à l’article 32 de l’arrêté royal du 27 novembre 1973, qui prévoit que les représentants des travailleurs doivent assurer l’information du personnel en veillant à utiliser celle-ci avec toute la discrétion nécessaire à la sauvegarde des intérêts de l’entreprise. Ceci implique, pour l’employeur, que toute information doit être déposée préalablement (par écrit) auprès du secrétaire du Conseil d’Entreprise, le but étant d’en assurer la transparence et la contradiction.

D’autres griefs annexes sont encore faits, dont notamment celui d’avoir utilisé les adresses emails professionnelles des collègues pour mener à bien son projet et de diffuser via le blog litigieux des données sensibles à l’entreprise, sur un système non reconnu par le département ICT comme étant sûr et sécurisé. Ce dernier fait constitue, pour l’employeur, une violation de la Politique de Sécurité de l’Information.

Le délégué est mis en demeure de mettre fin au blog dans les 24 heures et d’utiliser les canaux de communication légalement acceptés dans l’entreprise lorsqu’il souhaite procéder à des communications écrites à l’adresse de ses collègues, ainsi que d’en informer le secrétariat des organes sociaux.

Le secrétaire permanent de l’organisation syndicale répond longuement à cette lettre, contestant les griefs faits au délégué, et demande à rencontrer la direction, insistant sur le caractère positif de son intervention. Il précise que le blog ne sera pas suspendu tant qu’un dialogue ne sera pas rétabli entre les différentes parties.

Un échange de courriers se poursuit dans les jours qui suivent et, le 19 janvier 2018, la société procède aux notifications légales, signalant qu’elle introduit la procédure d’autorisation de licenciement pour motif grave.

La lettre énonçant les motifs est très longue et vise successivement un manque de loyauté, une insubordination caractérisée et des mensonges.

La décision du tribunal

Le tribunal examine en premier lieu la régularité de la procédure, ainsi que les questions habituelles relatives au respect du délai de 3 jours et les principes en matière de motif grave.

Les développements faits à propos de l’obligation de subordination sont particulièrement fouillés, le tribunal rappelant en premier lieu l’article 17 de la loi du 3 juillet 1978, qui impose celle-ci dans l’exécution du contrat de travail. Il rappelle que l’insubordination peut constituer une faute et, le cas échéant, justifier le licenciement pour motif grave si la faute rend immédiatement et définitivement impossible la poursuite de la collaboration professionnelle.

L’insubordination doit cependant s’apprécier au regard de la légitimité des instructions données par l’employeur. Est en effet exigé que l’ordre donné soit légitime, et le tribunal rappelle ici un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 16 février 2012 (C. trav. Bruxelles, 16 février 2012, R.G. 2011/AB/1.181), qui a jugé illégitimes les instructions données qui soit contrevenaient aux obligations contractuelles souscrites, soit avaient un caractère purement arbitraire et vexatoire. D’autres décisions ainsi que des opinions de doctrine sont également reprises.

Le tribunal en vient ensuite aux obligations de loyauté, d’exécution de bonne foi et de subordination eu égard à la liberté d’expression du travailleur et au droit de critique de l’employeur : il convient de rechercher le juste équilibre entre, d’une part, la liberté du travailleur de s’exprimer, garantie en règle par l’article 10 de la C.E.D.H. et par l’article 19 de la Constitution, et, d’autre part, ses obligations à l’égard de l’employeur. C’est l’enseignement de la Cour du travail de Bruxelles du 14 juillet 2014 (C. trav. Bruxelles, 14 juillet 2014, R.G. 2012/AB/1.126).

La liberté d’expression n’est pas un droit absolu et, dans le cadre d’une relation de travail, il faut respecter cet équilibre, le travailleur ayant un devoir de loyauté vis-à-vis de son employeur, le tribunal renvoyant ici à un arrêt de la Cour du travail de Liège du 11 juin 2013 (C. trav. Liège, 11 juin 2013, J.L.M.B., 2014, p. 1668).

Par ailleurs, si un travailleur occupe des responsabilités particulières dans l’entreprise, la jurisprudence (C. trav. Bruxelles, 8 janvier 2013, Chron. Dr. Soc., 2014, p. 165) a admis que le droit de critique peut être plus étendu, la subordination ne s’assimilant pas à une soumission aveugle. Il est cependant exigé que la critique émise entre dans les responsabilités du travailleur et qu’elle ne soit pas exprimée de manière disproportionnée.

Plus particulièrement pour les travailleurs investis d’un mandat dans l’entreprise, le tribunal admet qu’ils disposent d’un droit de critique et d’une liberté d’expression plus étendus, le mandat leur étant conféré en vue de veiller aux intérêts des travailleurs dans l’entreprise. Ceci implique de s’exprimer et de communiquer sur tout ce qui touche aux missions syndicales et aux droits sociaux des travailleurs. Le représentant est davantage exposé et, le cas échéant, il s’opposera à l’employeur, raisons pour lesquelles il bénéficie d’une protection contre le licenciement.

Renvoyant à la C.E.D.H. en son article 11, le tribunal rappelle que la liberté d’expression du travailleur est renforcée ici par la liberté syndicale du représentant du personnel. Se référant encore à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles (C. trav. Bruxelles, 22 mars 2017, R.G. 2017/AB/104), il souligne qu’il est admis que la liberté d’expression d’un représentant du personnel peut être plus étendue en raison du climat social de l’entreprise.

Appliquant l’ensemble de ces principes, le tribunal passe en revue l’un après l’autre les griefs qui sont faits par la société au travailleur. Il conclut que la liberté d’expression implique le droit de s’adresser à qui l’auteur le souhaite et que, par exemple, l’auteur d’un article ou d’une opinion choisit librement le public à qui il s’adresse ainsi que les modalités selon lesquelles ses écrits peuvent ou non être diffusés auprès de tiers. En l’espèce, le fait pour l’auteur du blog de soumettre l’accès à celui-ci à la souscription d’un engagement de non-divulgation ne constitue dès lors pas un manquement au devoir de loyauté.

Par ailleurs, s’agissant d’un représentant du personnel, aucune disposition ne peut lui imposer de diffuser obligatoirement toutes les informations à l’ensemble des travailleurs de l’entreprise.

En conclusion, le tribunal rejette le grief, de même qu’il ne fera pas droit aux nombreux autres (du même acabit).

Intérêt de la décision

C’est par le rappel de la jurisprudence récente des cours du travail et de la Cour européenne des Droits de l’Homme que ce jugement (particulièrement imposant au demeurant) est utile. L’on peut encore citer, outre les décisions qui figurent ci-dessus, un arrêt de la Cour européenne du 27 septembre 2011 (Cr.E.D.H., 27 septembre 2011, ŞİŞMAN et autres c/ TURQUIE, Req. n° 1.305/05), dans lequel elle a conclu à une violation de l’article 11 de la Convention européenne des Droits de l’Homme en cas de sanction disciplinaire infligée à des fonctionnaires ayant apposé sur les murs de leur bureau, en dehors du panneau d’affichage réservé aux syndicats à cet effet, une affiche invitant à manifester.

Le tribunal a repris également cette décision, qui prend tout son intérêt dans le cadre de l’article 11 de la Convention européenne, selon lequel toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts (point 1).


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