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Preuve par détective et expertise en accident du travail : examen de la légalité de celle-ci

Commentaire de Trib. trav. Hainaut (div. Tournai), 19 janvier 2018, R.G. 14/504/A

Mis en ligne le jeudi 31 mai 2018


Tribunal du travail du Hainaut (division Tournai), 19 janvier 2018, R.G. 14/504/A

Terra Laboris

Dans un jugement rendu le 19 janvier 2018, le Tribunal du travail du Hainaut (division Tournai) rappelle la jurisprudence des hautes cours sur la question : la preuve irrégulière ne peut être écartée automatiquement, mais uniquement dans des hypothèses prévues par la loi ou si le juge estime que l’irrégularité a entaché la fiabilité de la preuve ou que l’usage de celle-ci est contraire au droit à un procès équitable.

Rétroactes

Dans le cadre de la procédure en règlement des séquelles d’un accident du travail, une expertise est ordonnée par le tribunal du travail.

Des incidents surviennent dans le cadre de celle-ci, étant en premier lieu la présence de l’avocat à l’expertise et, également, le dépôt d’un rapport (constatations et DVD) d’un détective privé.

Une requête est déposée en remplacement de l’expert judiciaire, au motif de la violation du secret médical (autorisation de la présence de l’avocat de l’assureur lors de l’interrogatoire de la victime, accompagnée de la lecture de protocoles médicaux), ainsi que de la prise en compte du rapport d’un détective privé mandaté par l’assureur.

Le tribunal du travail vide l’incident dans le jugement commenté, rendu le 19 janvier 2018.

La décision du tribunal

Sur la première question, relative au secret professionnel, le tribunal considère que la présence du conseil a respecté le principe du contradictoire et qu’elle n’est pas, par ailleurs, problématique au regard de la question du secret médical. La doctrine enseigne en effet (D. de CALLATAY, « L’expertise du dommage corporel et la responsabilité civile », L’expertise, Bruylant, 2002, p. 221) que l’invocation du secret professionnel n’est aucunement déterminante dès lors qu’il ne peut porter sur l’accomplissement de la mission mais uniquement sur ce qui, à l’occasion de l’expertise, serait fortuitement révélé et apparaîtrait sans rapport avec l’objet du litige. Est également précisé que, hors l’interrogatoire psychiatrique (qui constitue un examen clinique), il n’y a aucune justification à priver l’avocat de la partie qui le souhaiterait de prendre part à l’anamnèse.

Dès lors que le conseil juridique n’a pas assisté à un examen clinique et à l’interrogatoire de l’intéressé, il ne peut y avoir violation du secret médical.

Le tribunal rappelle par ailleurs que le principe du contradictoire est la conséquence de celui qui prescrit le respect des droits de la défense et qu’il entre en concurrence avec celui qui régit le secret médical. Dans certaines circonstances, il doit lui céder le pas afin qu’un principe estimé équivalent ou supérieur soit protégé.

Pour ce qui est de la question du détective privé, le tribunal rappelle que les parties au procès civil ont le droit de produire un rapport d’un détective privé pour autant que celui-ci exerce son activité conformément aux dispositions de la loi du 19 juillet 1991. Se pose cependant la question du respect de son article 7, alinéa 3, qui interdit au détective privé de recueillir des informations relatives à la santé.

Pour le tribunal, ceci signifie qu’il est interdit de rechercher des renseignements dont l’objet direct est la santé des personnes. La loi n’interdit pas, par contre, la collecte de données étrangères à la santé quand bien même il serait possible d’en déduire certaines informations sur l’état de santé de la personne.

En l’occurrence, le détective privé a été chargé d’investiguer sur l’emploi du temps et les activités professionnelles possibles de la victime de l’accident du travail. Le rapport ne contient aucune observation quelconque sur la santé de l’intéressé et la visualisation de l’enregistrement sur DVD ne révèle aucun élément permettant de conclure que le détective a donné à son rapport une orientation différente de la mission qui lui avait été confiée.

Le tribunal conclut dès lors au respect de la loi du 19 juillet 1991. Un tel rapport pouvait être produit dans le cadre de l’expertise et, dans la mesure où il y a eu communication à la victime et à son conseil, la loi du 8 décembre 1992 l’est également.

Le tribunal s’interroge cependant sur un point précis, étant que, s’il s’était agi dans le chef de l’assureur-loi de confier une mission en contravention avec l’article 7 de la loi du 19 juillet 1991, le juge devrait cependant décider si les images recueillies sur la voie publique doivent automatiquement être écartées au motif qu’elles auraient été recueillies illégalement.

Il renvoie à l’arrêt ANTIGONE de la Cour de cassation, du 14 octobre 2003, ainsi qu’à un arrêt ultérieur du 10 mars 2008 (rendu en matière de chômage). De cette jurisprudence, il ressort que le juge ne peut écarter une preuve irrégulière que si l’on est dans l’une des trois hypothèses suivantes : (i) la loi prévoit elle-même la sanction de nullité en cas d’irrégularité, (ii) l’irrégularité commise a entaché la fiabilité de la preuve ou (iii) l’usage de la preuve est contraire au droit à un procès équitable.

La Cour européenne a été saisie de cette question et, dans un arrêt LEE DAVIES c/ BELGIQUE du 28 octobre 2009 (Req. n° 18.704/05), elle a jugé que cette jurisprudence n’est pas contraire à la Convention européenne des Droits de l’Homme, dans la mesure où ce qui compte c’est de savoir si les droits de défense ont été respectés. Le rappel d’un arrêt de la Cour constitutionnelle du 22 décembre 2010 (C. const., 22 décembre 2010, n° 158/2010) est également fait, arrêt qui a confirmé qu’une preuve obtenue en méconnaissance d’une disposition légale visant à garantir le droit au respect de la vie privée n’est pas automatiquement nulle, qu’elle ne viole pas en soi l’article 8 de la C.E.D.H. ni les articles 12 et 22 de la Constitution (droit au respect de la vie privée et droit à la liberté individuelle).

En l’occurrence, le tribunal en vient à la conclusion que le principe du contradictoire a été respecté.

La séance d’expertise ayant par ailleurs été ajournée, le débat contradictoire pourra se poursuivre, le tribunal rappelant encore la doctrine de Madame F. KEFER (F. KEFER, « Antigone et Manon s’invitent en droit social. Quelques propos sur la légalité de la preuve », R.C.J.B., 2009, p. 333), qui a écrit que l’admissibilité de l’élément de preuve recueilli de manière irrégulière devrait aussi s’apprécier au regard du principe de proportionnalité, lequel requiert une balance des intérêts en jeu. Dans cet examen, il faut tenir compte, pour le tribunal, du caractère d’ordre public des règles d’indemnisation en matière d’accidents du travail et, de manière plus générale, de la sécurité sociale. Même si – quod non – il y avait une violation de l’article 7, § 3, de la loi, il y aurait lieu de retenir que le principe de proportionnalité a été respecté.

Intérêt de la décision

Ce jugement accueille la preuve recueillie par un détective ayant reçu pour mission de l’assureur-loi d’investiguer sur l’emploi du temps d’une victime d’accident du travail ainsi que sur ses activités professionnelles possibles.

La question est souvent réglée dans le même sens que le tribunal, d’autant que les hautes cours ont été amenées à statuer pour fixer les balises de la recevabilité de ce mode de preuve. Dès lors que sont respectées à la fois la loi du 19 juillet 1991 organisant la profession de détective, ainsi que celle du 8 décembre 1992 sur la protection de la vie privée, la preuve est admissible. En effet, sauf en cas de violation d’une formalité prescrite à peine de nullité, la Cour de cassation a admis que la preuve illicitement recueillie ne peut être écartée que si son obtention est entachée d’un vice qui est préjudiciable à sa crédibilité ou qui porte atteinte au droit à un procès équitable (arrêt du 14 mars 2008). La Cour européenne des Droits de l’Homme est pour sa part intervenue à diverses reprises sur la question. L’on peut encore citer, outre l’arrêt du 28 juillet 2009 visé dans le jugement, l’arrêt rendu le 27 mai 2014 (Cr.E.D.H., 27 mai 2014, Req. n° 10.764/09, DE LA FLOR CABRERA c/ ESPAGNE) :

La notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et peut donc englober de multiples aspects de l’identité de l’individu, tels le nom ou des éléments se rapportant au droit à l’image. En ce qui concerne la divulgation de données à caractère personnel, les autorités nationales ont une certaine latitude pour établir un juste équilibre entre les intérêts publics et privés qui se trouvent en concurrence. Cette marge d’appréciation va de pair avec un contrôle européen et son ampleur est fonction de facteurs tels que la nature et l’importance des intérêts en jeu et la gravité de l’ingérence.

Si des enregistrements vidéos faits sur la voie publique par un détective dûment agréé, qui respectent l’ensemble des exigences légales prévues en droit interne pour ce genre d’activités, constituent une ingérence dans le droit à la vie privée, cette ingérence n’est pas disproportionnée à la lumière des exigences de l’article 8 de la Convention, dans la mesure où, en tant qu’ils contredisent les affirmations du requérant quant à son état consécutif à un accident pour lequel il demande réparation en justice, ils peuvent être soumis au juge dans le cadre d’un procès équitable et ne seront utilisés que comme moyen de preuve dans le cours de celui-ci.


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