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Bigamie et ordre public international

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 20 décembre 2017, R.G. 2016/AB/733

Mis en ligne le vendredi 27 avril 2018


Cour du travail de Bruxelles, 20 décembre 2017, R.G. 2016/AB/733

Terra Laboris

Par arrêt du 20 décembre 2017, la Cour du travail de Bruxelles confirme un jugement du tribunal du 14 juin 2016, considérant que n’est pas contraire à l’ordre public international un mariage intervenu légalement à l’étranger alors qu’un des conjoints était, au moment de celui-ci, toujours engagé dans les liens d’un mariage en Belgique non encore dissous, et ce vu la conception atténuée de la notion d’ordre public et le critère de proximité figurant à l’article 21 du CODIP.

Les faits

Un ressortissant étranger, non européen, se marie avec une citoyenne belge en 1973. Un divorce par consentement mutuel intervient en 1988, la procédure ayant été initiée début 1987. Entre-temps, l’intéressé se remarie, avant la prononciation du divorce. Son ex-épouse se remarie également. L’ex-époux acquiert la nationalité belge en 2003. Il demande, à l’âge de 65 ans (2015), le bénéfice de la pension de retraite. Sa pension est calculée par le SPF au taux isolé, au motif qu’à la date de la prise de cours de celle-ci, il n’était plus marié, le second mariage n’étant pas valable, ayant été contracté avant que le premier ne soit régulièrement dissous. Pour le SPF, il y a violation de l’article 147 du Code civil.

Une procédure est introduite devant le tribunal du travail, contestant la décision du SPF de limiter le montant de la pension de retraite au taux isolé.

La décision du tribunal

Le Tribunal du travail de Bruxelles rend un jugement le 14 juin 2016, constatant qu’au moment du second mariage, le premier n’était effectivement pas encore dissous. Ce divorce, dont la procédure a été menée à bien, est cependant parfaitement valable et, pour ce qui est de la bigamie, cette situation n’a duré que quelques mois (soit jusqu’à la transcription du divorce). Le tribunal fait dès lors droit au recours.

Le SPF Pensions interjette appel.

La décision de la cour

La cour examine essentiellement la question de la reconnaissance du second mariage de l’intéressé, qui est au cœur du débat. Elle renvoie à l’article 21 du Code de droit international privé, qui permet d’écarter une disposition de droit étranger au nom de l’ordre public belge. L’incompatibilité avec celui-ci s’apprécie en tenant compte notamment de l’intensité du rattachement de la situation avec l’ordre juridique belge et de la gravité de l’effet que produirait l’application du droit étranger.

La cour se livre ensuite à un examen des principes relatifs à la notion d’ordre public international et renvoie tant à la jurisprudence de la Cour de cassation qu’à la doctrine pour l’appréciation de la notion de compatibilité avec celui-ci. Ce sont les effets que le droit étranger devrait produire dans le pays où il est en principe déclaré applicable qui doivent être jugés incompatibles avec l’ordre public et non le droit étranger en tant que tel. Le CODIP contient, dans son article 21 (alinéas 2 et 3), une conception atténuée des effets à apprécier et définit le critère de proximité. Dans cette appréciation, il faut également mesurer l’intensité du rattachement au droit du for.

En l’occurrence, le second mariage est conforme à la loi étrangère telle qu’en vigueur à l’époque, de telle sorte qu’il faut se référer à la conception atténuée de l’ordre public. Il y a eu certes bigamie, mais pendant une période de 3 mois uniquement et, cette situation étant éloignée dans le temps, elle ne heurte pas l’ordre juridique belge. La cour relève encore que les conséquences de celle-ci sont d’ordre purement patrimonial et ne touchent nullement un tiers. Une telle situation n’est pas de nature à heurter l’ordre public belge, d’autant que la bigamie n’a jamais été ostensible, que l’intéressé n’a jamais eu l’occasion de constituer un mariage bigame et que la première personne concernée par cette situation n’en a jamais fait grief, s’étant elle-même remariée.

La cour évoque encore d’autres éléments, confirmant l’absence de contrariété avec notre ordre public international. Il relève notamment que l’I.N.A.S.T.I. – qui est également intervenu dans le calcul d’une partie de la pension – a retenu le taux ménage, malgré la position du SPF, et ce au motif que les intéressés étaient considérés comme mariés au registre national et habitaient à la même adresse. Par ailleurs, les parties ont entretenu une relation matrimoniale paisible depuis 1988. La position du SPF est une ingérence injustifiée dans les droits à la vie privée et familiale de l’intéressé. Que celui-ci ait commis une faute lors de son remariage, dans la mesure où il n’a pas attendu la transcription de son divorce, ne peut entraîner un refus de reconnaissance de ce mariage, pour la première fois, 25 ans plus tard.

La cour poursuit ses développements en renvoyant encore à l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme (et à l’article 1er du premier Protocole additionnel à celle-ci).

Reste cependant encore une discussion issue de la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass., 3 décembre 2007, n° S.06.0088.F), selon laquelle l’ordre public international belge s’oppose à la reconnaissance en Belgique des effets d’un mariage valablement contracté à l’étranger lorsque l’un des conjoints était, au moment de ce mariage, déjà engagé dans les liens d’un mariage non encore dissous avec une personne dont la loi nationale n’admet pas la polygamie. La cour du travail considère que cette jurisprudence n’est pas applicable, s’agissant d’une décision rendue dans un contexte factuel spécifique (où une épouse s’opposait au partage d’une pension de survie). Pour la cour, cette jurisprudence n’est pas pertinente.

Elle rappelle, encore, le pouvoir d’appréciation in concreto du juge du fond sur l’exception d’ordre public : la situation doit être examinée au regard uniquement de la nature et de l’étendue des effets spécifiquement réclamés dans chaque affaire.

Intérêt de la décision

La question posée aux juridictions du travail portait sur le point de savoir si la bigamie heurte à ce point l’ordre public international belge qu’il était impératif d’y avoir égard sur le plan de la réduction de la pension de retraite, celle-ci devant être calculée sans tenir compte des effets du second mariage.

La cour fait un beau rappel des principes sur la question, reprenant les dispositions du CODIP et soulignant la conception atténuée de l’ordre public international, qui confère au juge le pouvoir d’apprécier les effets que le droit étranger est susceptible de produire dans le pays où il est déclaré applicable et qui seraient incompatibles avec celui-ci. Les critères à prendre en compte sont dégagés par la cour comme étant uniquement la nature et l’étendue des effets spécifiquement réclamés, ceux-ci devant être vérifiés distinctement dans chaque affaire. La référence à l’arrêt de la Cour de cassation du 3 décembre 2007 n’est dès lors, dans une telle hypothèse, pas pertinente.


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