Terralaboris asbl

Surveillance des communications électroniques d’un travailleur et article 8 de la C.E.D.H.

Commentaire de Cr.E.D.H., 5 septembre 2017, BĂRBULESCU c. ROUMANIE, Req. n° 61.496/08

Mis en ligne le vendredi 8 décembre 2017


Cour européenne des Droits de l’Homme., 5 septembre 2017, BĂRBULESCU c. ROUMANIE, Req. n° 61.496/08

Terra Laboris

Par arrêt du 5 septembre 2017, la Grande Chambre de la Cour européenne des Droits de l’Homme a prononcé la décision définitive dans l’affaire opposant M. BĂRBULESCU à l’Etat de Roumanie, qui avait déjà fait l’objet d’un premier arrêt, rendu par la 4e section, en date du 12 janvier 2016.

Les rétroactes

L’employeur avait pris connaissance des communications du travailleur (responsable des ventes) via la messagerie professionnelle de celui-ci (compte Yahoo créé à la demande de la société). Le travailleur fut informé de cette consultation et confirma qu’il n’avait fait de sa messagerie qu’un usage professionnel. Cependant, le relevé de l’employeur faisait apparaître de nombreuses communications privées (vers son frère et sa fiancée).

Le licenciement intervint pour non-respect des procédures internes, le règlement de l’entreprise prévoyant expressément qu’il était interdit d’utiliser les ordinateurs, photocopieurs, téléphones, télex et fax à des fins personnelles et l’employeur faisant également valoir que le travailleur avait été informé par note individuelle de la surveillance des communications internet (point que contestait celui-ci).

Pour le travailleur, il y avait violation de la correspondance, passible de poursuites pénales.

Par jugement du 7 décembre 2007, le tribunal du travail le débouta de son recours. La consultation par l’employeur de la messagerie du travailleur pendant les heures de travail – et ce indépendamment de la licéité de celle-ci – ne pouvait, pour le tribunal, affecter la validité du licenciement disciplinaire intervenu. La seule manière de vérifier les dires du travailleur était de procéder au contrôle du contenu des communications. Ce faisant, l’employeur avait exercé normalement son contrôle sur la manière dont le travailleur accomplissait ses tâches professionnelles. L’usage d’internet est un outil à la disposition des travailleurs et doit être utilisé comme l’employeur le concevait. Enfin, le tribunal légitime la consultation de la messagerie par le souci de vérifier qu’aucun dommage n’a été causé par le travailleur au système IT, qu’il n’est pas impliqué dans des activités illicites (sous le nom de la société) ou qu’il n’a pas enfreint les règles en matière de confidentialité des secrets de l’entreprise.

Cette décision fut confirmée en appel. Par arrêt du 14 juin 2008, il fut en effet admis que le comportement de l’employeur était raisonnable, la cour soulignant encore que la consultation litigieuse était le seul moyen de constater un manquement aux règles internes.

Un recours fut alors introduit devant la Cour européenne sur pied de l’article 8 de la C.E.D.H.

L’arrêt du 12 janvier 2016

Un premier arrêt fut rendu par la 4e Section de la Cour le 12 janvier 2016, considérant, en substance, que des communications téléphoniques à partir des locaux professionnels sont prima facie couvertes par les notions de vie privée et de correspondance au sens de l’article 8. Il en va de même des courriels envoyés du lieu du travail ainsi que des informations révélées par le contrôle d’utilisations d’internet faites à usage privé. Pour la Cour, en l’absence d’informations selon lesquelles ces utilisations pourraient faire l’objet de contrôles, le travailleur peut raisonnablement penser que celles-ci sont protégées.

Elle rappelle que de nombreuses occasions avaient déjà été données à la Cour de prendre position et elle souligne que l’interdiction énoncée a été confirmée à diverses reprises. Elle cite notamment les affaires HALFORD et COPLAND (Cr.E.D.H., 25 juin 1997, HALFORD c/ Royaume-Uni, Req. 20605/92 et Cr.E.D.H., (4e Section), 3 avril 2007, COPLAND c/ Royaume-Uni, Req. 62617/00) pour l’utilisation privée autorisée ou tolérée d’un téléphone professionnel et PEEV (Cr.E.D.H., 5e Section, 26/10/2007, PEEV c/ Bulgarie, Req. 64209/01) pour l’absence d’interdiction de l’employeur de garder dans son bureau des affaires personnelles.

En l’espèce, il s’agit d’une société privée et la 4e Section de la Cour conclut que la jurisprudence rendue en-dehors de ce contexte est inapplicable, ainsi par exemple pour des magistrats. La question au cœur du débat est de savoir si l’Etat, dans le cadre de ses obligations positives au sens de l’article 8, a respecté un juste équilibre entre le droit de l’intéressé au respect de sa vie privée et de sa correspondance d’une part et les intérêts de l’employeur de l’autre. Or, en l’espèce, les deux décisions rendues se sont appuyées sur l’argument de l’employeur selon lequel c’est suite à l’affirmation par le travailleur qu’il s’agissait de communications professionnelles que les vérifications sont intervenues. Quant au contenu des communications (dont la retranscription a été produite en justice), les juges nationaux n’y ont pas accordé d’autre importance que celle de la preuve du caractère non professionnel des courriels et aucune attention n’a été donnée aux propos qui y figurent, non plus qu’à l’identité des interlocuteurs d’ailleurs. Il n’y a dès lors pas eu de manquement au respect du juste équilibre, dans la marge d’appréciation dont les juridictions disposent, entre le droit au respect de la vie privée et les intérêts de l’employeur.

Cet arrêt a été rendu à la majorité de 5 voix sur 6. Le Juge PINTO DE ALBUQUERQUE remit une opinion partiellement dissidente. Il y plaide pour que l’accès à internet soit un droit de l’homme, insistant sur la jurisprudence de l’arrêt COPLAND c/ Royaume-Uni et celle de l’arrêt PEEV c/ Bulgarie, dans laquelle il a été affirmé que les travailleurs n’abandonnent pas leur droit à la vie privée et à la protection de leurs données chaque matin aux portes de l’entreprise. Il demande que l’accès à internet soit un droit de l’homme, dans la mesure où il permet l’exercice de la liberté d’expression, rappelant ici un arrêt de la Grande Chambre du 16 juin 2015 (Cr.E.D.H., 16 juin 2015, DELFI AS c/ Estonie, Req. 64.569/09 – concernant la responsabilité d’une société titulaire d’un des plus grands portails d’actualité d’Estonie) et considérant que ce droit impose des obligations positives dans le chef des Etats. Pour ce qui est d’internet, il s’agit à la fois du droit à promouvoir la liberté d’expression et de l’obligation de protéger le droit au respect de la vie privée.

Le juge poursuit sur les limites de l’ingérence patronale, relevant que ne figure pas dans les intérêts spécifiques couverts par la Convention l’objectif de la productivité ou de la rentabilité maximale de la force de travail, celle-ci n’étant pas per se couverte par ceux-ci. Enfin, il relève que les nouvelles technologies, sont susceptibles d’entraîner une surveillance de la vie privée du travailleur, celle-ci étant rendue plus aisée pour l’employeur et étant d’ailleurs plus difficile à détecter par le travailleur. Cette situation est, comme il le souligne, encore renforcée par l’inégalité des parties au contrat de travail. Il plaide, en conséquence, pour une approche centrée sur le respect des droits de l’homme dans l’utilisation d’internet sur les lieux du travail.

Il relève dans les faits qu’un doute subsiste sur la question de la communication individuelle qui aurait été faite aux travailleurs de la surveillance des communications internet.

L’arrêt du 5 septembre 2017

La Grande Chambre, composée de 17 juges, s’écarte de cette décision. Les communications, comme elle le rappelle, sont couvertes par les notions de « vie privée » et de « correspondance », ce qui implique l’application de l’article 8. Dans la mesure où la surveillance des communications a été admise par les juridictions nationales, la Cour considère qu’il faut analyser le grief sous l’angle des obligations positives de l’Etat, les autorités nationales étant en effet tenues de mettre en balance les intérêts concurrents en jeu. Il s’agit d’une part du droit du travailleur au respect de sa vie privée et de l’autre de celui de l’employeur de prendre des mesures pour assurer le bon fonctionnement de l’entreprise. C’est la question du juste équilibre qui est au cœur du débat, la Cour soulignant que, si la cour d’appel a retenu que doivent intervenir les principes de nécessité, de finalité, de transparence, de légitimité, de proportionnalité et de sécurité, elle n’a cependant pas vérifié si le travailleur avait été averti préalablement de la possibilité pour son employeur de mettre en place lesdites procédures, non plus que de la nature de celles-ci.

La Cour définit, ensuite, ce qu’il faut entendre par « avertissement préalable », étant que celui-ci doit être donné avant que l’employeur ne commence son activité de surveillance, et ce a fortiori si celle-ci implique également l’accès au contenu des communications. Or, rien de tel ne figure au dossier. La question de l’étendue de la surveillance ainsi que du degré d’intrusion dans la vie privée n’a pas été examinée par les juridictions internes, alors même que les communications ont été enregistrées en temps réel et que leur texte a d’ailleurs été imprimé. La Cour fait également grief aux juridictions internes de ne pas avoir vérifié l’existence de raisons légitimes à l’origine des mesures de surveillance et elle relève à cet égard qu’invoquer une atteinte aux systèmes informatiques de l’entreprise ou le risque de mise en cause de sa responsabilité en cas d’activité illicite en ligne ne peut être retenu, dans la mesure où il n’est pas soutenu que l’intéressé aurait contribué à de tels actes.

Enfin, est également reproché aux juridictions nationales de ne pas avoir recherché si le but poursuivi par l’employeur n’aurait pas pu être atteint par des méthodes moins intrusives.

Reste encore la question de savoir si l’employeur pouvait recourir à la sanction la plus sévère, étant le licenciement disciplinaire.

De l’ensemble de ces considérations, la Cour retient que les autorités nationales n’ont pas protégé de manière adéquate le droit de l’intéressé au respect de sa vie privée et de sa correspondance. Il n’y a pas eu de respect du juste équilibre entre les intérêts en jeu, ce qui entraîne la violation de l’article 8.

Intérêt de la décision

Cet important arrêt de la Cour, rendu en Grande Chambre, reprend, dans une longue démonstration, l’ensemble des points devant être pris en compte, dans le cadre de l »examen du respect de l’article 8 de la Convention.

Après avoir relevé que les faits en cause relèvent du champ d’application de celui-ci, la Cour s’est posé la question de savoir si l’affaire concerne une obligation négative ou une obligation positive. La frontière entre celles-ci ne se prête pas à une définition précise, comme elle le souligne, mais les principes applicables sont néanmoins comparables. Il faut, dans les deux cas, prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’Etat jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation.

Tout en relevant que les juridictions nationales ont correctement cerné les intérêts en jeu et vérifié le respect du contradictoire dans le cadre de la procédure disciplinaire, la Cour retient – et c’est un des éléments relevés par le Juge PINTO DE ALBUQUERQUE dans son opinion dissidente rendue avec la première décision – que l’intéressé n’avait pas reçu d’avertissement préalable de l’employeur. Cet avertissement doit porter sur deux éléments, étant l’étendue de la surveillance opérée et le degré d’intrusion dans la vie privée.

L’on notera enfin que, pour ce qui est de la réparation, la Cour rejette la demande de dommage matériel, au motif de l’absence de lien de causalité (l’intéressé réclamant un montant de l’ordre de 60.000 euros, représentant la valeur actualisée des salaires auxquels il aurait eu droit s’il n’avait pas été licencié). Quant au dommage moral, elle considère que le constat d’une violation constitue une satisfaction équitable suffisante…


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be