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Maladie professionnelle : qu’entend-on par cause prépondérante de la maladie ?

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 6 février 2017, R.G. 2015/AL/512

Mis en ligne le vendredi 10 novembre 2017


Cour du travail de Liège, division Liège, 6 février 2017, R.G. 2015/AL/512

Terra Laboris

Par arrêt du 6 février 2017, la Cour du travail de Liège aborde l’examen de la très délicate question de la cause prépondérante de la maladie professionnelle, question à propos de laquelle elle relève le peu de jurisprudence existante et la quasi-absence de doctrine : pour la cour il faut dès lors faire œuvre d’interprétation du mécanisme mis en place par la loi du 13 juillet 2006, qui a modifié l’article 32, alinéa 2 des lois coordonnées et définir la notion de cause prépondérante en se référant notamment à l’arrêt de la Cour de cassation du 2 février 1998 sur la cause directe et déterminante.

Les faits

Quatre personnes ont travaillé dans la même entreprise et ont développé des cancers du sang. Deux d’entre elles sont décédées. Leur activité les avait amenées à travailler dans un même grand hall contenant de grandes quantités de solvants qui s’évaporaient. Le benzène était un composant de ceux-ci. Les personnes décédées avaient développé un myélome multiple. Celles toujours en vie ont un lymphome non hodgkinien.

Une demande de réparation de maladie professionnelle a été introduite sous le code 1.121.01, étant les maladies provoquées par l’exposition aux homologues du benzène. Suite au refus du Fonds des maladies professionnelles (actuellement Fedris), des recours ont été introduits séparément. Des expertises ont été menées et trois d’entre elles (la quatrième n’ayant pu être menée à bien vu le décès de l’intéressée) ont abouti à la conclusion qu’il n’y avait pas maladie professionnelle.

Un collège d’experts a été désigné par le tribunal du travail, ensuite, collège qui a déposé son rapport en avril 2013. Il estime qu’il y a une corrélation statistique significative entre l’exposition chronique au benzène et le développement des deux pathologies ci-dessus. Les affections dont les intéressées ont souffert figurent sur la liste. Ont ainsi été fixées les périodes et des taux d’incapacité pour chacun.

Les conclusions de ce rapport ont été entérinées par un jugement du 15 janvier 2015.

Appel a été interjeté des deux jugements (celui désignant le collège et le jugement définitif).

La décision de la cour

Arrêt du 12 septembre 2016

La cour du travail a rendu un premier arrêt, en date du 12 septembre 2016.

Elle a tranché plusieurs questions essentiellement relatives à la recevabilité et à l’intérêt à agir.

Elle a, sur le fond, rappelé que, s’agissant d’une maladie dans la liste, les intéressés ne doivent prouver que la réalité de l’affection et l’exposition au risque.

Une réouverture des débats a été ordonnée sur la présomption réfragable d’exposition au risque pour le travail effectué dans certaines industries, professions ou catégories d’entreprises, étant entendu que l’activité professionnelle comportant l’utilisation de benzène ou de produits contenant celui-ci n’est pas contestée.

Arrêt du 6 février 2017

Dans son arrêt du 6 février 2017, la cour ne vide pas sa saisine. Elle va en effet aboutir à la conclusion qu’une nouvelle expertise s’impose.

Le risque professionnel auquel la victime doit être exposée suppose en effet un élément matériel ainsi qu’un élément causal (imputabilité). L’exposition à l’influence nocive doit être inhérente à l’exercice de la profession et nettement plus grande que celle subie par la population en général. Cette exposition doit en outre constituer dans les groupes de personnes exposées selon les connaissances médicales généralement admises la cause prépondérante de la maladie.

C’est la question du caractère prépondérant qui oppose les parties. Pour Fedris en effet, les victimes ont été exposées au benzène mais n’ont pas été exposées au risque professionnel de contracter les pathologies constatées.

La cour s’interroge, ensuite, longuement sur la notion de « cause prépondérante », rappelant en premier lieu les travaux préparatoires de la loi du 13 juillet 2006, qui a modifié l’article 32, alinéa 2. Soulignant l’absence de jurisprudence et de doctrine sur la question de l’imputabilité de l’exposition au risque professionnel (et soulignant « l’exception notable » de S. Remouchamps, « La preuve en accident du travail et en maladie professionnelle », RDS 2013, p. 463), la cour entreprend, selon ses propres termes, une œuvre d’interprétation.

Elle précise en premier lieu qu’il ne faut pas confondre « association statistique » et « causalité réelle ». Par ailleurs, la causalité propre à l’exposition est collective. La fréquence doit s’apprécier en comparant le taux d’apparition de la maladie incriminée au sein de la population exposée et au sein de la population en général. En outre, la plausibilité, étant la possibilité d’un lien causal, doit s’apprécier de manière globale et théorique, la cour précisant qu’il n’est pas requis qu’il soit certain. L’examen doit se faire selon les connaissances médicales généralement admises.

Une simple corrélation positive entre l’exposition au risque et un nombre de cas plus élevé au sein de la population exposée qu’au sein de la population en général permettrait de considérer que l’exposition constitue la cause prépondérante de la maladie, à la condition toutefois qu’elle soit suffisamment importante et plausible. Une faible corrélation positive plausible pourrait se voir appliquer l’article 62bis des lois coordonnées.

Il ne faut, dès lors, pas – vu l’appréciation collective de l’imputabilité – examiner la causalité dans le cas concret de la victime. La méthode à suivre est de déterminer deux groupes, l’un exposé à l’agent pathogène et l’autre non : si une prévalence suffisamment accrue et plausible de la pathologie est constatée au sein du groupe exposé, l’exposition au risque professionnel peut être retenue comme cause prépondérante. Cette notion est - à défaut d’autres précisions apportées par le législateur – abandonnée aux lumières du juge.

En ce qui concerne la présomption d’exposition au risque, celle-ci porte à la fois sur l’élément matériel et sur l’imputabilité. Vu la période de l’exposition, il y a lieu de renvoyer en l’espèce à l’arrêté royal du 11 juillet 1969 (remplacé actuellement par celui du 6 février 2007). Celui-ci prévoyait notamment le cas des peintres, amenés à utiliser des produits divers contenant du benzène, dont les émanations étaient toxiques.

Pour la cour l’on peut considérer que, vu les circonstances de travail, les intéressés sont des peintres au sens de cette disposition. A l’article 1er de l’arrêté royal du 11 juillet 1969, qui prévoit les maladies pour lesquelles la présomption d’exposition s’applique, figurent celles provoquées par les agents chimiques que sont le benzène ou ses homologues.

La question est dès lors de savoir si les maladies ont été provoquées par ces agents. Pour être utile, cette condition doit faire l’objet d’une interprétation raisonnable. Le but de la disposition est en effet d’alléger le fardeau de la preuve dans le chef de la victime. La portée du terme « provoquée » doit être moins exigeante que celle de l’élément causal de l’exposition au risque au sens de l’article 32, alinéa 2 (cause prépondérante). La causalité exigée implique moins que l’existence d’une cause prépondérante. Elle vise une causalité quelconque entre le risque et la maladie, aussi minime soit-elle.

La cour constate dès lors devoir être éclairée non seulement sur la causalité minimale nécessaire à l’application de la présomption mais aussi sur la cause prépondérante. La présomption d’exposition est en effet réfragable.

Pour examiner la cause prépondérante, la cour pose dès lors trois questions, étant de savoir (i) s’il existe une prévalence plus élevée des pathologies en cause parmi les anciens travailleurs de la société que parmi la population en général, (ii) si l’on peut - en cas de réponse positive – constater une plausibilité, étant la possibilité d’un lien causal entre l’exposition au benzène d’une part et l’apparition des pathologies de l’autre et (iii) si cette possibilité existe, quelle est l’importance tant de la corrélation statistique que de la plausibilité elle-même. La cour demande sur ce dernier point des éléments de comparaison avec d’autres maladies dont il n’est pas contesté qu’elles sont en lien avec l’exposition avec un agent causal. Si la réponse à une de ces questions était négative, il y aurait lieu, afin de trancher l’application des dispositions de l’arrêté royal du 11 juillet 1969, de savoir s’il existe une causalité quelconque entre l’exposition au benzène et la maladie, aussi minime soit-elle.

Examinant la mission confiée au collège d’experts par le tribunal dans son jugement du 22 décembre 2011, la cour constate que le rapport ne contient pas les éclaircissements suffisants. Elle désigne, dès lors, un nouvel expert, en la personne d’un hématologue à qui elle pose des questions très précises sur les points ci-dessus.

Intérêt de la décision

Cet arrêt – fouillé – propose une méthode d’analyse et d’interprétation des dispositions applicables en plusieurs étapes. La première porte sur l’exposition au risque (qui doit être prouvée tant dans le système de la liste que dans le système hors liste). La suivante sur la cause prépondérante de la maladie, qui ne fait pas l’objet de définition légale. La cour du travail rappelle à cet égard le très important arrêt rendu par la Cour de cassation sur la question le 2 février 1998 dans le système ouvert (S.97.0109.N) où elle posé le principe qu’il n’est pas requis, relativement au lien de causalité direct et déterminant entre l’exposition au risque professionnel et la maladie, que l’exercice de la profession constitue la cause exclusive de celle-ci, la prédisposition n’étant pas exclue et la charge de la preuve relative à l’importance de l’influence de la prédisposition n’étant pas davantage exigée de la victime.

Enfin, s’agissant de combiner ces règles avec la présomption (réfragable) de l’arrêté royal du 11 juillet 1969, elle retient que celle-ci ne sera pas renversée si existe une causalité, même minime.


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