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Notion de trajet normal en cas d’accident sur le chemin du travail

Commentaire de Trib. trav. Liège, div. Dinant, 6 juin 2016, R.G. 15/753/A

Mis en ligne le vendredi 13 janvier 2017


Tribunal du travail de Liège, division Dinant, 6 juin 2016, R.G. 15/753/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 6 juin 2016, le Tribunal du travail de Liège (division Dinant) fait un rappel fouillé de la notion de trajet normal, reprenant l’enseignement de la Cour constitutionnelle, les travaux préparatoires de la loi du 10 avril 1971 ainsi que la jurisprudence de la Cour de cassation. Il donne également la méthode à suivre pour déterminer si une interruption ou un détour sont admissibles.

Les faits

Un ouvrier boulanger qui preste de nuit a un accident de roulage en rentrant à son domicile aux environs de 5 heures du matin.

L’assureur considère que le trajet suivi n’est pas le trajet normal.

La déclaration d’accident révèle que l’ouvrier a, cette nuit-là, quitté le travail un peu plus tôt avec l’autorisation de son employeur, ayant moins de tâches qu’à l’accoutumée. En ce qui concerne le trajet lui-même, il déclare préférer suivre les grands axes éclairés et a dès lors emprunté une nationale conduisant à la nationale 4, qui devait l’amener vers Marche-en-Famenne. A cet endroit, il comptait se rendre au guichet d’une banque, mais n’est pas arrivé jusque-là, s’étant endormi et ayant eu l’accident en cause.

Des explications complémentaires sont données quant à l’identification du trajet et les constatations de la police confirment que la nationale 4 est une route à chaussées séparées par une berme, qu’elle est à double sens de circulation et que l’éclairage public est en fonction.

Pour l’assureur cependant, l’intéressé a fait un détour important, celui-ci précisant que « aller chercher de l’argent » ne peut justifier un tel détour, n’étant pas une force majeure.

Position du tribunal

Le tribunal du travail rappelle les principes sur la question, consacrant de longs développements à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 12 décembre 2007, dont il reprend de larges extraits. Il s’agit d’appliquer, en l’espèce, l’article 8, § 1er, de la loi du 10 avril 1971, en ce qu’il définit le trajet normal que le travailleur doit parcourir pour se rendre de sa résidence au lieu de l’exécution du travail et inversement.

Dans son arrêt du 12 décembre 2007 (C. const., 12 décembre 2007, n° 152/2007), la Cour constitutionnelle avait longuement repris les travaux préparatoires, étant que les circonstances peuvent faire que le trajet normal n’est pas nécessairement le trajet le plus direct ou le plus court. Par ailleurs, ceci ne signifie pas non plus un trajet ininterrompu. La Cour constitutionnelle rappelle que c’est le juge qui doit apprécier si le travailleur se trouvait ou non sur le trajet normal. Dans les critères retenus, il ne faut pas examiner si le risque est inhérent à ce chemin, dans la mesure où le travailleur est de toute évidence exposé à une série de risques qui n’ont rien à voir avec sa qualité de travailleur, mais qu’il doit affronter parce qu’il se trouve sur ce chemin en tant que travailleur. Le déplacement résulte d’une obligation imposée par son statut de travailleur.

La Cour avait également rappelé qu’une interprétation très large est donnée de la notion de chemin normal, étant qu’est normal le chemin qui est le chemin justifié. La disposition doit donc être interprétée avec souplesse.

En ce qui concerne le caractère justifié ou non du chemin du travail, ceci suppose nécessairement une appréciation, eu égard à la diversité des situations qui peuvent se présenter et c’est dans ce contexte qu’ont été dégagées les notions d’interruption et de détour insignifiants, peu importants ou importants. L’interruption ou le détour peu important peuvent être justifiés par un motif légitime, seule la force majeure étant cependant admise dans le cas d’interruption ou de détour important.

Pour déterminer ce qui est peu important ou important, il faut un critère de distinction objectif et pertinent. En cas d’interruption, il s’agit de la durée, à savoir qu’est d’abord examinée l’importance de celle-ci et qu’ensuite vient l’examen des faits qui ont une incidence directe, concrète et objective sur cette durée. Enfin, le juge examinera le motif de la pause intervenue.

Contrairement aux deux hypothèses ci-dessus, l’interruption insignifiante n’est pas prise en compte.

La jurisprudence de la Cour de cassation est également rappelée - jurisprudence abondante - et le tribunal met en exergue l’arrêt du 6 novembre 1978 (Cass., 6 novembre 1978, Arr. Cass., 1979, 266), qui a rappelé les distinctions à faire entre les trois types d’interruption pour que le trajet reste normal.

Pour le tribunal, il en découle qu’il faut se référer à la durée de l’interruption (ou à la distance du détour), ainsi qu’aux éléments de fait pertinents (ainsi le temps habituellement mis par le travailleur pour parcourir le trajet), et au comportement raisonnable de la victime. Dans une seconde étape, vient l’examen de la nature du motif ou l’existence de la force majeure.

Le tribunal va, dès lors, comparer minutieusement les divers trajets qui lui sont soumis, l’assureur en présentant trois, l’un de 31 kilomètres, l’autre de 26 kilomètres et, enfin, celui parcouru par la victime de 41,5 kilomètres. Ces trajets font respectivement 28 minutes pour les deux premiers et 35 minutes pour le dernier. Le travailleur présente également des itinéraires (corrigeant légèrement les chiffres de l’assureur). Il souligne que le trajet le plus court est moins sécurisé, étant sinueux, giboyeux, sans éclairage public et dangereux en hiver. Par conséquent, il utilise pendant cette période de l’année un trajet sécurisé sur la voie à quatre bandes. Pour lui, le trajet était normal. Il signale également que le motif de l’arrêt était légitime, s’agissant en réalité de déposer un acompte que son employeur lui avait fait.

Le tribunal rappelle que le trajet normal sur le plan géographique et chronologique n’est pas nécessairement le plus court ni celui constamment pratiqué, mais celui qui est justifié dans le temps et dans l’espace. Il prend en compte, à partir des constatations de police notamment, les circonstances concrètes ainsi que le fait que l’accident a eu lieu en hiver, la nuit et par temps de pluie. Dès lors, eu égard à l’ensemble de ces éléments, le trajet est qualifié de normal.

A supposer qu’il y eut un détour, celui-ci ne peut, eu égard à la différence des kilomètres parcourus et, surtout, eu égard au temps, être considéré comme important. Pour le tribunal, le motif du détour est essentiellement le souhait d’emprunter une voie sécurisée.

Intérêt de la décision

Ce beau jugement du Tribunal du travail de Liège reprend, avec l’enseignement de la Cour constitutionnelle et de la Cour de cassation, l’ensemble des principes en la matière, étant que le trajet normal n’est pas nécessairement le plus court mais celui qui est justifié par les circonstances dans lesquelles il doit s’effectuer.

Le tribunal a par ailleurs rappelé la méthode d’examen, qui ressort également de l’enseignement de la Cour de cassation dans un arrêt du 10 mai 2010 (Cass., 10 mai 2010, n° S.08.0072.F) : en premier lieu, il faut se référer non seulement à la durée de l’interruption ou à la distance du détour, mais également aux éléments de fait pertinents (le temps mis par le travailleur pour parcourir le trajet ainsi que le comportement raisonnable de la victime). Dans une deuxième étape, il faut analyser la nature du motif ou l’existence de la force majeure.

L’on pourra encore souligner qu’à divers trajets équivalents ou similaires, le travailleur a le choix du trajet qu’il compte parcourir, étant entendu qu’il n’existe pas qu’un seul trajet possible entre la résidence et le lieu d’exécution du travail.


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