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Un arrêt de la Cour du travail de Liège sur la suppression des allocations d’insertion

Commentaire de C. trav. Liège (div. Neufchâteau), 10 février 2016, R.G. 2015/AU/48

Mis en ligne le vendredi 28 octobre 2016


Cour du travail de Liège (division Neufchâteau), 10 février 2016, R.G. 2015/AU/48

Terra Laboris

Dans un arrêt du 10 février 2016, la Cour du travail de Liège (division Neufchâteau) conclut à l’écartement de l’article 63, alinéa 2, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 introduit par l’arrêté royal du 28 décembre 2011, dans l’hypothèse d’une chômeuse de 48 ans, inscrite en ALE et prestant en qualité d’assistante de prévention dans les services de Police depuis plus de 15 ans.

Les faits

Une bénéficiaire d’allocations d’insertion, âgée de 48 ans (par ailleurs inscrite en ALE en tant que bénéficiaire de celles-ci), introduit un recours devant le Tribunal du travail de Liège (division Arlon), demandant l’annulation d’une décision de l’ONEm, qui a mis fin à ses allocations d’insertion au 1er janvier 2015, et ce suite à l’introduction du § 2 dans l’article 63 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 (par l’arrêté royal du 28 décembre 2011). Elle demande également l’indemnisation du préjudice subi suite à la perte de l’emploi occupé depuis 17 ans, ayant, vu son inscription en ALE, pu travailler comme assistante de prévention et de sécurité au sein des services de Police.

La décision du tribunal du travail

Le tribunal du travail a statué par jugement du 12 mai 2015 et son examen a porté essentiellement sur l’effet de « standstill » attribué en doctrine et jurisprudence à l’article 23 de la Constitution. En vertu de celui-ci, il y a interdiction pour l’Etat de légiférer à rebours sur les droits économiques et sociaux déjà garantis par le droit interne, dès lors que les mesures adoptées ne sont pas justifiées par l’intérêt général et ne sont pas proportionnées au regard de l’objectif poursuivi.

Certes, des motifs d’ordre budgétaire sont invoqués, mais la mesure est appliquée sans rapport de proportionnalité avec l’objectif poursuivi.

En conséquence, le premier juge écarte l’application de l’arrêté royal du 28 décembre 2011.

L’ONEm a interjeté appel, considérant que la mesure de limitation est dûment justifiée par un motif d’intérêt général, résultant de l’impératif de procéder à des économies budgétaires.

La décision de la cour

Après avoir résumé les éléments de fait et, notamment, pris en considération l’âge de l’intéressée ainsi que son comportement pendant toutes ces années (inscription en ALE et prestations à raison de trois heures par jour en tant qu’assistante de prévention et de sécurité), la cour constate que les prestations effectuées ne lui ont jamais permis d’accéder aux allocations de chômage du fait de son travail, les journées en cause n’étant pas prises en considération dans le cadre de l’admissibilité sur cette base.

La cour reprend la motivation détaillée du jugement rendu par le tribunal et fait de même en ce qui concerne l’avis du Ministère public, qui relève qu’aucune disposition transitoire n’a été prévue par la nouvelle réglementation pour les chômeurs de longue durée tels que l’intéressée, qui se retrouvent du jour au lendemain sans allocations, l’avocat général concluant à la précarisation excessive des droits reconnus par la Charte sociale européenne. Il examine également le fondement invoqué pour l’adoption de la mesure, qui est de favoriser une insertion plus rapide des jeunes sur le marché de l’emploi et de répondre aux efforts budgétaires que doit consentir l’Etat belge. Or, appliquée à l’intéressée (ainsi qu’aux chômeurs âgés de longue durée, catégorie dont elle relève), cette mesure constitue, contrairement au but poursuivi, un recul significatif sans rapport de proportionnalité avec le motif d’intérêt général avancé.

La cour reprend encore les répliques de l’ONEm à l’avis du Ministère public, qui portent essentiellement sur le caractère dérogatoire des allocations d’insertion.

Elle en vient ensuite à son propre examen en droit, reprenant très en détail le fondement supranational de l’effet de « standstill », contenu à la fois dans la Charte sociale européenne (article 12) et dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (article 6). Vient ensuite l’examen de l’article 23 de la Constitution et la cour souligne à propos de celui-ci que l’effet « cliquet » a progressivement trouvé sa consécration en jurisprudence, dont celle de la Cour constitutionnelle (C. const., 27 novembre 2002, n° 169/2002), qui a reconnu cet effet à l’article 23 de la Constitution en matière d’aide sociale. Pour la Cour, celui-ci fait naître l’obligation, sans pour autant conférer des droits subjectifs précis, de maintenir le bénéfice des normes en vigueur en interdisant d’aller à l’encontre des objectifs poursuivis. Il impose au législateur de ne pas porter atteinte au droit garanti par la législation applicable le jour où il est entré en vigueur. La cour du travail examine également la jurisprudence du Conseil d’Etat, ainsi que celle de diverses cours du travail.

L’examen du dossier fait apparaître qu’au moment où les allocations d’insertion (et précédemment les allocations d’attente) ont été accordées à l’intéressée, celles-ci n’étaient pas limitées dans le temps. Par ailleurs, elle a pu bénéficier de l’article 79ter de l’arrêté royal du 25 novembre 1991, et ce depuis 1998 (assistante de prévention et de sécurité à la Police). Il s’agit d’une mesure de mise à l’emploi, axée sur des chômeurs de longue durée appartenant à un groupe d’âge dans lequel existent de plus grandes difficultés d’insertion sur le marché du travail.

Rappelant ensuite la doctrine de D. DUMONT (D. DUMONT, « Dégressivité accrue des allocations de chômage versus principe de standstill », J.T.T., 2013, p. 773), la cour considère qu’il faut vérifier si l’auteur de la norme s’est assuré de ce qu’il n’existe pas des mesures moins restrictives susceptibles d’atteindre le même objectif. Pour vérifier le respect de l’effet de « standstill », il faut dès lors comparer par rapport à la norme de référence la norme de base et la norme litigieuse. En l’occurrence, la norme de référence est la norme internationale ou constitutionnelle dont est déduite l’obligation de « standstill », la norme de base est celle qui établit le niveau de protection à prendre en considération pour apprécier l’éventuel recul opéré par la norme litigieuse et cette dernière est celle qui est qualifiée de « prétendument » régressive.

La cour procède dès lors à l’examen de l’écart entre la disposition nouvelle (article 63, § 2) et le dispositif de la norme de base (existant lors de l’entrée en vigueur en 1994 de l’article 23 de la Constitution et des dispositions de droit supranational vues ci-dessus).

Considérant qu’il peut difficilement être contesté qu’il y a un recul significatif de la protection sociale, la cour insiste sur la circonstance que l’intéressée a rempli une mission dans l’intérêt de la collectivité, tâche qui ne pouvait être rencontrée par des circuits de travail réguliers. La circonstance que les prestations de travail n’ont pas donné lieu au paiement de cotisations de sécurité sociale est inhérente au système, qui a pour objectif de mettre à l’emploi des chômeurs inscrits en ALE faisant partie du groupe-cible visé (plus de 40 ans).

La cour insiste, ensuite, sur l’absence de motivation spécifique des considérations budgétaires dans le préambule de l’arrêté royal du 28 décembre 2011.

Elle rappelle, également, qu’elle ne doit pas porter une appréciation in abstracto de l’intérêt général, mais examiner concrètement la situation de l’intéressée eu égard au fait que la mesure touche indifféremment deux groupes fondamentalement distincts d’assurés sociaux bénéficiaires d’allocations d’insertion, d’une part les jeunes qui n’ont jamais travaillé et, d’autre part, ceux, comme l’intéressée, âgés de 40 ans au moins et répondant aux conditions de l’article 79ter.

La mesure adoptée ne prend pas en compte la situation spécifique de cette deuxième catégorie et engendre, par contre, un préjudice considérable (perte de l’allocation et perte de l’emploi), la cour relevant que ceci est en contradiction frontale avec l’objectif affiché de mise à l’emploi.

Elle conclut qu’il ne pouvait y être mis fin sans que soit invoqué et démontré un motif d’intérêt général proportionnel à l’objectif poursuivi. Adoptant une motivation différente de celle du premier juge, elle conclut à un constat d’inconstitutionnalité et à l’annulation de la décision administrative. Elle réserve cependant à statuer sur le chef de demande relatif au dommage matériel et moral complémentaire suite à la perte de l’emploi.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour du travail de Liège est exemplaire sur la question de la contrariété évidente entre les motifs avancés à l’appui de l’insertion dans l’article 63 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 d’un alinéa 2 mettant un terme automatiquement à l’octroi d’allocations d’insertion, et ce au motif d’un recul significatif du niveau de protection sociale au regard des chômeurs âgés. Il y a, pour la cour du travail, absence de justification de l’intérêt général concernant cette catégorie spécifique de chômeurs et, dès lors, violation de l’effet de « standstill ».

L’on notera que l’arrêt est très fouillé sur les sources juridiques citées.


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