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Gérant d’un magasin (librairie-papeterie) appartenant à une chaîne : salarié ou indépendant ?

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 25 novembre 2015, R.G. 2011/AB/612

Mis en ligne le lundi 11 juillet 2016


Cour du travail de Bruxelles, 25 novembre 2015, R.G. 2011/AB/612

Terra Laboris

Dans un arrêt du 25 novembre 2015, la Cour du travail de Bruxelles conclut, dans le cadre d’une demande de requalification d’un contrat d’entreprise, que certains éléments de l’exécution, tirés des prérogatives que s’octroie la société, sont incompatibles avec la figure de la relation de travail indépendante.

Les faits

Un gérant d’un point de vente d’une importante librairie a signé avec la société plusieurs conventions de gérance successives, par lesquelles il a le statut de travailleur indépendant. Il perçoit des commissions sur le chiffre d’affaires et est affilié au statut social.

Les relations de travail deviennent progressivement tendues, l’intéressé considérant, peu après le début de l’occupation, qu’il est en réalité un « faux indépendant ». Il demande davantage d’autonomie de gestion et une meilleure rétribution par rapport au chiffre d’affaires. Il souhaite en outre pouvoir commander les produits directement à la centrale d’achats, être libre de décider des fermetures exceptionnelles du magasin (congés annuels ou autres motifs) et, enfin, avoir un contrat de franchise pour résoudre la question de son statut.

Son conseil intervient pour faire diverses mises au point, relatives aux très mauvaises conditions de travail de son client, étant essentiellement liées à un manque de collaboration de la société, ce qui apparaît comme procédant d’une politique délibérée.

Celle-ci fait intervenir son propre conseil et, en fin de compte, faisant d’ailleurs appel à un huissier pour le constat, notifie la résiliation immédiate de la convention, intimant à l’intéressé de restituer le fonds de commerce ainsi que les clefs.

La réaction de l’ex gérant est alors de revendiquer le statut de travailleur salarié, considérant que l’autorité exercée sur lui par la société implique qu’il y avait contrat de travail.

Les parties se retrouvent devant le tribunal du travail, à la requête du travailleur.

Objet de la demande

Le travailleur demande la régularisation des cotisations à l’O.N.S.S. ainsi que le paiement de sommes importantes au titre de rémunération, d’indemnité de rupture, d’arriérés de salaire et encore de dommages et intérêts.

Par jugement du 13 juillet 2006, le tribunal du travail admet la qualité de travailleur salarié. Il renvoie au rôle pour le surplus.

La société interjette appel.

Position des parties devant la cour

La société demande en premier lieu l’écartement de pièces produites par le travailleur. Elle conteste par ailleurs la requalification de la convention en contrat de travail. Elle fait valoir que le tribunal n’a pas démontré l’existence d’éléments inconciliables (la cour souligne) avec la qualification choisie par les parties pour écarter le contrat d’entreprise. Les éléments produits par l’ex gérant révèlent l’existence d’une dépendance économique eu égard à l’enseigne et à l’image de la société, mais celle-ci ne peut se confondre avec un lien de subordination. En outre, la société expose que celui-ci avait le pouvoir d’embaucher du personnel. Elle renvoie également à un arrêt de la Cour du travail de Mons, qui aurait admis la régularité d’une convention similaire conclue dans le cadre d’un contrat d’entreprise.

Quant à l’intimé, il a la position inverse, étant qu’il n’y a pas lieu d’écarter certaines des pièces qu’il produit et qu’il faut conclure à la confirmation du jugement.

La décision de la cour

La cour est ainsi amenée à régler un premier incident, avant d’examiner le fond. Le travailleur dépose en effet des enregistrements de conversations téléphoniques ainsi que d’entretiens au point de vente avec des employés, enregistrements effectués à l’insu des personnes concernées.

Les enregistrements de conversations téléphoniques privées effectuées à l’insu des interlocuteurs doivent être écartés. La cour renvoie à l’arrêt de la Cour de cassation du 9 septembre 2008 (Cass., 9 septembre 2008, n° P.08.0276.N), selon lequel, si les personnes n’ont pas été averties que leurs propos pourraient être écoutés par des tiers et, qui plus est, être utilisés dans un procès, la preuve est irrégulière, les personnes en cause pouvant légitimement nourrir une attente raisonnable du respect de leur vie privée.

La cour pointe dès lors celles des pièces qu’elle ne prendra pas en compte.

Sur le fond, la cour rappelle que la subordination est une notion difficile à cerner eu égard aux caractéristiques légales de la notion d’autorité. Elle reprend, dans un exposé très documenté, l’évolution de la jurisprudence sur l’incidence de la qualification conventionnelle, relevant la sévérité des arrêts de la Cour de cassation du début des années 2000 et l’assouplissement de sa position ultérieurement, essentiellement dans des arrêts du 3 mai 2004 et du 22 mai 2006 (Cass., 3 mai 2004, S.03.0108.N et Cass., 22 mai 2006, S.05.0014.F).

Aussi décide-t-elle, eu égard à l’ensemble de ces difficultés, de préciser la méthode qui sera utilisée dans son analyse, et ce eu égard aux enseignements de la jurisprudence. Elle expose qu’elle examinera successivement si les faits démontrent l’exécution d’un travail indépendant et s’ils ne sont pas incompatibles avec celle-ci. Dans la mesure où l’activité telle qu’elle a été exercée ne démontrerait pas l’exécution d’un travail indépendant et, si certains éléments permettaient d’exclure le statut de travailleur indépendant choisi par les parties, elle précise qu’elle conclura à la confirmation du jugement.

La principale caractéristique du travail indépendant est la mise sur pied d’égalité des deux parties dans la relation de travail. Le contrôle hiérarchique suppose en effet l’autorité patronale. Dans les éléments passés en revue, la cour envisage d’abord les éléments internes, étant les clauses contractuelles, et, ensuite, les éléments externes, étant les modalités concrètes d’exécution.

Dans les clauses, certaines font nettement apparaître un déséquilibre qui manifeste à tout le moins une dépendance économique, ainsi l’interdiction de concurrence ainsi que les conditions de rupture du contrat, ou encore l’existence en germe d’une possibilité de contrôle et de surveillance permanente pouvant excéder les limites liées à l’objet du contrat. Pour ce qui est de la possibilité d’engagement de personnel, cette circonstance n’est pas suffisante pour déterminer s’il y a collaboration indépendante ou relation de travail salariée. Il n’y a en effet pas de réelle liberté du gérant de se faire remplacer, le caractère intuitu personae étant d’ailleurs spécifiquement mentionné ainsi que l’obligation d’exploiter le fonds personnellement sans interruption. Est également relevé, dans des éléments de correspondance, que le remplacement du gérant ne pouvait intervenir qu’avec l’approbation et sous le contrôle de la société. La cour pointe d’ailleurs le cas d’un étudiant qui a été engagé sur instruction de la direction.

Quant aux éléments externes, il s’agit de l’absence de toute liberté concernant la politique des prix, ainsi que les produits et services à vendre. Le gérant n’était pas davantage autorisé à prendre contact avec les fournisseurs de la société, même pas pour des questions plus ordinaires, telles que la disponibilité du produit, son prix d’achat et de vente, ou encore le délai de livraison.

La cour en vient ensuite à l’examen de quelques points précis dont elle se demande s’ils sont incompatibles avec l’exécution d’un travail indépendant. C’est d’abord le cas des heures d’ouverture qui ont été imposées. La cour souligne que l’intéressé a fait une tentative afin de changer l’horaire d’ouverture, mais que la société a exercé une autorité véritablement juridique (la cour souligne) à son égard à cette occasion et qu’un tel comportement est inconciliable avec le statut de gérant indépendant. Elle en vient ensuite à divers points de la gestion commerciale, comptable et informatique. Certains d’entre eux témoignent d’une dépendance simplement économique, mais d’autres révèlent nettement la subordination juridique. Ces derniers sont au nombre de trois :

  • La manifestation du contrôle du rendement de l’activité du gérant, un directeur ayant le pouvoir de sanctionner la non-réalisation de quotas fixés et de retirer du matériel.
  • Le fait qu’un représentant de la société, qui avait demandé les clefs du magasin, a pénétré d’initiative dans celui-ci en l’absence du gérant, intrusion considérée comme incompatible avec une collaboration indépendante.
  • L’intervention régulière de la société dans le système informatique du magasin, à savoir qu’elle s’immisçait d’initiative dans celui-ci afin de contrôler la comptabilité.

La conclusion de la cour est que l’ensemble de ces éléments ne démontrent pas l’exécution d’un travail indépendant et que certains points relevés sont incompatibles avec une telle exécution.

Le jugement est dès lors confirmé, la requalification du contrat étant reconnue.

Intérêt de la décision

Cet imposant arrêt de la Cour du travail de Bruxelles procède d’un examen très fouillé d’éléments du dossier, parfois négligés. En effet, les données d’ordre commercial, financier, etc., sont généralement reprises aux fins de conclure à l’existence d’une dépendance économique, sans plus.

La cour les examine, dans cet arrêt, au-delà de cette prise en compte habituelle, étant qu’ils peuvent également faire apparaître des indices d’autorité. L’on notera qu’il s’agit, in fine de l’arrêt, de pointer trois types de comportements de la direction de la société vis-à-vis du gérant, comportements dont elle considère qu’ils sont exclus dans un contrat d’entreprise. Cette exclusion emporte inévitablement que l’exécution de la convention n’est pas conforme à la qualification qui lui a été donnée et que le juge peut requalifier.

Ce très important arrêt indique par ailleurs une méthodologie qui – espérons-le – fera école.


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