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Allocations d’insertion et principe du « standstill » (article 63, § 2, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991)

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Verviers), 23 mai 2016, R.G. 15/22/A et Trib. trav. Liège (div. Liège), 21 juin 2016, R.G. 15/3.413/A

Mis en ligne le jeudi 30 juin 2016


Tribunal du travail de Liège (division Verviers), 23 mai 2016, R.G. 15/22/A et Tribunal du travail de Liège (division Liège), 21 juin 2016, R.G. 15/3.413/A

Terra Laboris

Le Tribunal du travail de Liège a rendu deux décisions récentes sur la modification de l’article 63, § 2, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 par celui du 28 novembre 2011 (entré en vigueur le 1er janvier 2012).

Trib. trav. Liège (div. Verviers), 23 mai 2016, R.G. 15/22/A

En cette affaire, l’assuré social se fonde d’une part sur l’article 23 de la Constitution et le principe du « standstill » et, de l’autre, sur le caractère discriminatoire de la modification intervenue (bénéficiaires d’allocations d’insertion et bénéficiaires d’allocations de chômage). Le droit fondamental à la sécurité sociale est garanti par l’article 23 de la Constitution, qui dispose que chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. Cette discussion – de même que d’autres normes de droit international – fonde la notion de « standstill » ou « effet cliquet ».

Renvoyant aux arrêts de la Cour de cassation des 15 décembre 2014 (n° S.14.0011.F) et 15 mai 2015 (n° S.14.0042.F), le tribunal expose qu’en vertu de ceux-ci, le législateur ne peut réduire sensiblement le niveau de protection offert par la législation en vigueur sans qu’existent, pour ce faire, des motifs liés à l’intérêt général. Des restrictions à cette garantie doivent dès lors être dûment justifiées et acceptables sous l’angle de la proportionnalité. Renvoyant à la doctrine de D. DUMONT (« Dégressivité accrue des allocations de chômage versus principe de standstill », J.T., 2013, pp. 769-776), le tribunal rappelle que, pour que les juridictions puissent exercer leur contrôle sur la validité des restrictions, le législateur doit s’expliquer soigneusement dans l’acte litigieux sur les raisons qui motivent la régression. Il s’agit d’un contrôle de légalité et non d’opportunité.

La justification de l’urgence donnée au Conseil d’Etat est essentiellement liée au programme de relance de l’emploi et aux efforts budgétaires nécessaires, les mesures nouvelles devant contribuer à la réalisation de l’objectif budgétaire prévu et le nouveau système devant être en vigueur à partir du 1er janvier 2012.

Le tribunal examine ensuite si le recul opéré peut être fondé sur un motif d’intérêt général (renvoyant cependant à la jurisprudence du Conseil d’Etat, qui exige un objectif budgétaire particulier) et s’il est approprié et même nécessaire, de même s’il n’emporte pas des conséquences disproportionnées pour la substance du droit. En l’occurrence, le texte se fondant sur la nécessité de favoriser une insertion plus rapide sur le marché de l’emploi des jeunes, le tribunal relève que cet objectif n’est pas approprié dès lors que la mesure les prive précisément de tout accompagnement, ainsi que des aides à l’emploi.

Par ailleurs, elle n’apparaît pas nécessaire vu que d’autres dispositions moins restrictives auraient pu être mises en place et elle est disproportionnée eu égard aux intérêts légitimes des individus, le tribunal rappelant que les pouvoirs publics ont également l’obligation de protéger ceux-ci en respectant un juste équilibre entre les intérêts des individus et l’intérêt collectif. Le caractère général d’une telle mesure est, enfin, considéré comme allant à l’encontre des objectifs que l’Etat s’est lui-même fixés dans le cadre de ses engagements européens. La mesure de suppression des allocations est, en conclusion, contraire au principe du « standstill » et le tribunal rétablit l’intéressé dans son droit aux allocations d’insertion.

Trib. trav. Liège (div. Liège), 21 juin 2016, R.G. 15/3.413/A

Dans ce jugement, le Tribunal du travail de Liège (autrement composé) répond d’abord à un argument tiré de l’urgence invoquée pour obtenir l’avis du Conseil d’Etat dans les cinq jours ouvrables. Il rejette brièvement celui-ci.

Sur le « standstill », celui-ci est une réalité dans l’ordre juridique belge et s’impose à tous les acteurs normatifs, même si la Cour de cassation ne lui a pas reconnu la qualité de principe général de droit.

En ce qui concerne les droits sociaux, le tribunal renvoie, comme le précédent, à d’autres supports en droit international, étant, ici, l’article 12 de la Charte sociale européenne. Même si l’article 12 n’est pas directement applicable, il n’est pas sans effet, la doctrine (I. HACHEZ, « L’effet standstill : le pari des droits économiques, sociaux et culturels ? », Ad. Pub., 2000, p. 34), lui reconnaissant la valeur d’une directive interprétative.

Le tribunal s’arrête, ensuite, sur la question de savoir si la régression significative des droits sociaux de la demanderesse à l’instance est objectivée. Il constate le recul significatif de la protection sociale de l’intéressée du fait de l’exclusion du bénéfice des allocations et l’absence de contrepartie. La possibilité de bénéficier de l’aide du C.P.A.S. n’est pas suffisante, dans l’examen de la proportionnalité, au motif d’abord de la subsidiarité de l’intervention du C.P.A.S. (avec en outre les effets du champ d’intervention plus limité de celui-ci en ce qui concerne l’insertion socio-professionnelle) et, par ailleurs, de la suppression de toutes les aides financières à l’embauche réservées aux chômeurs. Le tribunal relève que les effets de la mesure sont en contradiction avec l’objectif de la réforme, censée augmenter le taux d’emploi.

Enfin, sur cette question, il souligne que le simple recours à la notion de dignité humaine constitue une véritable régression dramatique (souligné dans le jugement). Renvoyant au fondement de notre sécurité sociale (approche d’O. VON BISMARCK d’une part et de Lord BEVERIDGE de l’autre), il procède à l’examen des motifs d’intérêt général devant justifier cette régression, ainsi que de la proportionnalité de la mesure par rapport à cet objectif.

Il renvoie à la même doctrine du Professeur D. DUMONT (voir ci-dessus), dont il déduit que l’auteur de la norme doit non seulement fixer ses objectifs de manière précise et quantifiée, mais également faire l’inventaire d’un certain nombre de mesures possibles, évaluées objectivement sur le plan de l’efficacité, tenant compte des objectifs à atteindre.

Or, la seule justification de la mesure est sommaire (quelques lignes) et ne peut suffire à remettre en cause le degré de protection sociale de l’intéressée. Le tribunal analyse également l’accord du Gouvernement, qui ne contient pas non plus de justifications sérieuses à la régression de la situation sociale constatée. Il y a dès lors non-respect de l’article 23 de la Constitution, ainsi que du principe de « standstill ». Le tribunal conclut qu’il arrête son examen à ce stade, vu l’absence de justification des mesures prises.

L’article 9, § 2, de l’arrêté royal du 28 décembre 2011 est écarté et l’article 63 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991, dans sa mouture avant la modification écartée, appliqué. La demanderesse est dès lors rétablie dans son droit aux allocations d’insertion.

Intérêt de ces décisions

La motivation de ces deux décisions repose essentiellement sur la notion de « standstill », appliquée à la protection sociale. L’un et l’autre relèvent la pauvreté des explications données lors de la modification de la réglementation, renvoyant d’une part à la justification de l’urgence demandée pour l’avis de la section législative du Conseil d’Etat et, d’autre part, à l’accord de Gouvernement du 1er décembre 2011, qui avait pourtant expressément prévu d’accorder une « priorité » aux personnes éloignées du marché du travail aux fins de les faire sortir de la pauvreté à l’horizon 2020.

Le tribunal a constaté, dans chacun des deux cas qui étaient soumis, une régression significative de la protection sociale des intéressés. Le jugement du 21 juin 2016 insiste, par ailleurs, non seulement sur le caractère résiduaire de l’intervention du C.P.A.S. d’une part et sur la nature spécifique (et plus restreinte) de son champ d’action en matière d’insertion socio-professionnelle de l’autre, s’agissant essentiellement de mises à l’emploi aux fins de… permettre aux intéressés de remplir la condition d’admissibilité pour les allocations de chômage.


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