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L’employeur peut-il fonder un motif grave sur des éléments tirés de fichiers professionnels stockés sur un disque dur d’ordinateur ?

Commentaire de C. trav. Liège (div. Namur), 17 novembre 2015, R.G. 2014/AN/15

Mis en ligne le vendredi 13 mai 2016


Cour du travail de Liège (div. Namur), 17 novembre 2015, R.G. 2014/AN/15

Terra Laboris

Dans un arrêt du 17 novembre 2015, la Cour du travail de Liège conclut que n’est pas irrégulière la preuve de faits susceptibles de constituer un motif grave de rupture du contrat obtenue par le recours à un huissier de justice qui, s’étant présenté sur les lieux du travail, a demandé et obtenu que le travailleur imprime divers fichiers, dont il est ressorti qu’il se livrait à des actes de concurrence déloyale.

Les faits

Une société, active dans le secteur du conseil énergétique, a engagé un conseiller en énergies renouvelables. Moins de deux ans plus tard, celui-ci notifie sa volonté de démissionner et demande à ne pas devoir prester de préavis. L’accord du gérant de la société lui a été donné le même jour. Les prestations sont cependant poursuivies.

Une semaine plus tard, il a été licencié pour motif grave, et ce après qu’un huissier se fut rendu dans les locaux de la société à la demande de la direction et eut demandé que soient imprimés un certain nombre de documents se trouvant sur les ordinateurs de l’entreprise. Le motif grave réside, en gros, dans le fait pour l’employé d’avoir encodé et signé des certificats de performance énergétique (PEB) en son nom et pour compte d’une autre société. D’autres griefs sont formulés, notamment le fait d’avoir réalisé des devis pour son compte propre pendant les heures de travail et dans les locaux de l’entreprise, avec le matériel informatique, et ce après avoir modifié l’en-tête du papier de la société.

La procédure

La société introduit une action contre son ancien employé en paiement de dommages et intérêts pour fautes contractuelles et fait également valoir un préjudice en lien avec la rupture.

Le travailleur forme une demande reconventionnelle en indemnité compensatoire de préavis, arriérés de rémunération et autres sommes.

Par jugement du Tribunal du travail de Namur du 18 novembre 2013, il est condamné à payer à la société un montant de plus de 11.000 € de dommages et intérêts, ainsi qu’à la restitution de matériel. Sa demande contre son ex-employeur est jugée prescrite.

Le travailleur interjette appel et la société également, cette dernière, en majoration des dommages et intérêts alloués.

Moyens des parties devant la cour

Parmi les questions posées dans le cadre de l’examen du motif grave, se pose notamment celle de la régularité des éléments de preuve recueillis. Pour le travailleur, ceux-ci étaient stockés sur un disque dur d’ordinateur et bénéficient de la protection de l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme et de l’article 22 de la Constitution, de telle sorte que seul le consentement du travailleur, voire de toutes les personnes concernées, peut autoriser une telle fouille, consentement qui doit être donné de manière libre et préalable. Pour l’intéressé, la jurisprudence « Antigone » et « Manon » ne peut s’appliquer, celle-ci valant uniquement en matière pénale.

Pour sa part, la société conteste l’irrégularité de la preuve. Elle fait d’abord valoir que les éléments remis à l’huissier l’ont été librement et que les éléments de fait constatés ne sont pas contestés en tant que tels. Sur le respect de l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, elle estime que les documents enregistrés sur l’ordinateur n’étaient pas dans un répertoire identifié comme « privé », dans la mesure où le travailleur s’était également vu remettre un ordinateur à usage personnel. Il n’y a dès lors pas eu ingérence et, à supposer que tel fut le cas, celle-ci est conforme au paragraphe 2 de l’article 8. Elle était légitime et proportionnée au but poursuivi, à savoir la protection des intérêts économiques de la société contre une concurrence déloyale.

Elle considère en outre avoir subi un dommage suite à ces actes de concurrence, qui constituent une faute intentionnelle. Les devis et factures découverts portent sur un montant de plus de 6.650 €.

La décision de la cour

La cour fait un rappel global des règles en ce qui concerne la régularité de la preuve.

Sur le secret des lettres (article 22 de la Constitution), celui-ci vise uniquement des lettres confiées à la Poste et n’ayant pas encore atteint leur destinataire. Ces principes sont issus de la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass., 21 octobre 2009, n° P.09.0766.F et Cass., 26 septembre 2012, n° P.12.0641.F).

La cour écarte également les arguments tirés de la loi du 13 juin 2005 relative aux communications électroniques et de la CCT n° 81 du 26 avril 2002 relative à la protection de la vie privée des travailleurs à l’égard du contrôle des données de communication électroniques en réseau. Les éléments de preuve recueillis en l’espèce, soit des fichiers stockés sur un disque dur d’ordinateur et n’ayant pas trait à des messages ou courriers électroniques, ne sont pas visés par ces textes (la cour renvoyant à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 14 octobre 2011 – 2010/AB/1.029). Il ne s’agit pas davantage d’un « contrôle de sortie » au sens de la CCT n° 89 du 30 janvier 2007 concernant la prévention des vols et les contrôles de sortie des travailleurs quittant l’entreprise ou le lieu du travail.

Reste l’examen de la conformité de la collecte de la preuve avec l’article 22, alinéa 1er de la Constitution et l’article 8 de la C.E.D.H.

Reprenant la jurisprudence de la Cour européenne et renvoyant notamment à l’arrêt COPLAND du 3 avril 2007 (Cr.E.D.H., 4e section, 3 avril 2007, COPLAND c/ Royaume-Uni, Req. 62.617/00), la cour du travail rappelle que la vie privée peut également englober la sphère professionnelle, mais que la vie privée n’est protégée que pour autant que la personne ait pu penser que la protection s’appliquait à la situation en cause et que l’espérance ainsi nourrie puisse être considérée comme raisonnable.

Des critères d’appréciation de cette attente raisonnable sont que les fichiers en cause n’ont pas été identifiés comme ayant un caractère privé, qu’ils ont été déposés sur le disque dur de l’ordinateur professionnel mis à disposition par l’employeur (qui en est resté propriétaire) ou encore le caractère strictement professionnel des documents.

Analysant les circonstances dans lesquelles ces fichiers ont été produits, la cour constate qu’il n’y a eu aucune contrainte et que l’on ne peut conclure à une ingérence prohibée dans le droit à la vie privée du travailleur. Les éléments de preuve n’ont dès lors pas été recueillis de manière irrégulière. La preuve étant recevable, la cour peut prendre ces éléments en considération.

La cour se fondera également sur les éléments d’une enquête pénale, qui a été ouverte et dont il ressort, via des auditions menées par la Police, que l’intéressé a tenté de détourner à son profit une importante clientèle.

Reste dès lors à examiner les dommages et intérêts résultant des faits en cause. En ce qui concerne les actes de concurrence déloyale, renvoyant aux articles 1134 du Code civil et 17, 3°, de la loi du 3 juillet 1978, la cour rappelle les obligations imposées à tous les travailleurs salariés, toujours en service, et constate que la faute est établie. Le dommage est par ailleurs justifié à suffisance, celui-ci pouvant être estimé au regard des différents certificats délivrés par l’intéressé et non facturés par la société. La somme réclamée est dès lors justifiée.

Enfin, la société ayant demandé en outre des dommages et intérêts en raison d’une fraude au temps de travail, la cour constate que la concurrence déloyale exercée pendant la durée de l’occupation et avec le matériel professionnel mis à la disposition du travailleur a certes entraîné un dommage pour celui-ci. Celui-ci peut être évalué ex aequo et bono à 1.000 €.

La cour examinera encore les demandes du travailleur, les considérant soit prescrites soit non fondées.

Intérêt de la décision

Cet arrêt rejoint la conclusion qui sera donnée par la Cour européenne des Droits de l’Homme dans son arrêt BĂRBULESCU le 12 janvier 2016 (Cr.E.D.H., 4e section, 12 janvier 2016, BĂRBULESCU c/ Roumanie, Req. 61.496/08) en ce qui concerne la consultation par l’employeur du contenu privé d’un ordinateur professionnel.

Dans la présente espèce, le contenu n’avait pas de caractère purement privé, s’agissant au contraire d’une concurrence déloyale effectuée par le travailleur, pendant les heures de travail, et ce à l’insu de son employeur, sur un ordinateur mis à sa disposition à des fins professionnelles.

La Cour du travail de Liège a rappelé les conditions de l’ingérence autorisée par l’article 8, § 2, de la C.E.D.H., étant qu’il s’est agi en l’espèce d’ouvrir et d’imprimer des fichiers de nature exclusivement professionnelle.

Dans l’arrêt BĂRBULESCU, la Cour européenne des Droits de l’Homme avait au contraire été saisie de fichiers privés et avait légitimé la consultation de ceux-ci (à l’insu du travailleur) précisément parce que ce dernier avait confirmé préalablement à l’employeur qu’il n’avait fait de son ordinateur qu’un usage purement professionnel. L’ingérence de l’employeur a été considérée comme raisonnable et limitée, s’étant uniquement portée sur le caractère privé/professionnel des fichiers en cause.

L’on notera dans l’arrêt BĂRBULESCU l’opinion partiellement dissidente du juge Pinto de ALBUQUERQUE, qui a plaidé pour que l’accès à internet soit un droit de l’homme, vu qu’il permet l’exercice de la liberté d’expression, rappelant l’arrêt de la Grande Chambre du 16 juin 2015 (Cr.E.D.H. (Grande Chambre), 16 juin 2015, DELFI AS / Estonie, Req. 64.569/09 – concernant la responsabilité d’une société titulaire d’un des plus grands portails d’actualités d’Estonie). Il renvoie également à la jurisprudence COPLAND c/ Royaume-Uni (Cr.E.D.H., 4e section, 3 avril 2007, COPLAND c/ Royaume-Uni, Req. 62.617/00), où la Cour a rappelé que « les travailleurs n’abandonnent pas leur droit à la vie privée et la protection de leurs données chaque matin aux portes de l’entreprise ».


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