Terralaboris asbl

Quelle est la frontière entre le contrat de travail et le contrat d’entreprise ?

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 16 mars 2006, R.G. 43.588

Mis en ligne le vendredi 21 mars 2008


Cour du travail de Bruxelles, 16 mars 2006, R.G. n° 43.588

Asbl Terra Laboris - Sandra CALA

Cette problématique revient régulièrement et dans un arrêt du 16 mars 2006, la cour du travail de Bruxelles a rappelé les principes applicables, depuis les arrêts de la Cour de cassation en la matière.

Les faits

Une petite entreprise, active depuis 1978 dans le domaine du nettoyage de mobilier urbain, placement et remplacement d’espaces publicitaires, travaille comme sous-traitante de grosses sociétés du secteur.

Vu l’évolution des contrats qu’elle avait elle-même obtenus, elle décida à partir de janvier 1997, de recourir au service de travailleurs indépendants, pour une partie du volume de travail, alors que, jusque là, elle avait exclusivement fait appel à des travailleurs salariés.

Les services d’inspection de l’ONSS investiguèrent à propos de ces engagements dans le courant de l’année 2000 et, sur la base des éléments recueillis, l’Office procéda à un assujettissement d’office pour toute la période.

L’entrepreneur lança citation devant le tribunal du travail, demandant, en premier lieu, de faire déclarer la décision nulle pour défaut de motivation et, à titre subsidiaire, de faire admettre que les placeurs d’affiches avaient travaillé pour lui en qualité de sous-traitants et qu’ils devaient, par conséquent, être considérés comme des indépendants.

L’ONSS réclamait des cotisations pour environ 43.000 euros, à majorer des intérêts légaux, moratoires et judiciaires.

La position du tribunal

Le tribunal du travail de Louvain considéra qu’il y avait contrat de travail et renvoya l’affaire au rôle afin de permettre à l’ONSS de dresser un nouveau décompte, sur la base des rémunérations payées pour des prestations de travail comparables effectuées par des travailleurs réguliers.

Sur la nullité invoquée vu l’absence de motivation de la décision, le premier juge écarta les arguments du demandeur, vu que la décision dont recours ne pouvait être considérée comme une décision administrative au sens de la loi, l’ONSS ayant précisé qu’une notification complémentaire interviendrait dans les jours à venir, cette décision n’ayant par ailleurs pas d’effets juridiques directs et l’ONSS ayant été amené à introduire une demande reconventionnelle afin d’obtenir un titre.

En ce qui concerne le fond, le tribunal avait considéré que

  • la mise au travail des intéressés ne se distinguait que très peu des conditions dans lesquelles le personnel contractuel effectuait des prestations. L’un d’entre eux avait d’ailleurs quitté le statut de travailleur salarié pour devenir indépendant et redevint salarié à la fin de la période de prestations en cause. Il avait déclaré que les conditions dans lesquelles le travail était effectué en qualité d’indépendant ne se distinguait en rien de ce qu’il avait fait, précédemment, comme salarié, en tout cas pour ce concerne l’affichage dans les abris bus et pointait notamment le fait que le nombre d’heures restait constant.
  • le responsable de l’entreprise contrôlait lui-même la correcte exécution du travail et tout problème devait lui être notifié à lui, personnellement ;
  • les intéressés n’avaient aucun rôle dans l’exploitation de l’entreprise et ne couraient aucun risque lié à celle-ci. Ils n’avaient aucune implication financière, économique ou technique. En outre, ils effectuaient leurs prestations de travail avec une camionnette qui appartenait à l’entreprise ;
  • le matériel était livré par l’entreprise ;
  • c’est le chef d’entreprise qui prenait les décisions en ce qui concerne les lieux de travail ;
  • les paiements avaient été fixés unilatéralement par le chef d’entreprise à raison de 30 anciens francs belges par affiche.

Le tribunal conclut, ainsi, que d’un ensemble cohérent d’éléments de faits, il était établi que les intéressés n’avaient pas de pouvoir de décision, ni en ce qui concerne l’organisation de l’activité, ni sur le travail à effectuer, ni encore sur les modalités d’exécution de leurs prestations et qu’il y avait en réalité lien de subordination, le statut de travailleur indépendant n’ayant été retenu que pour des motifs purement économiques.

Le tribunal constata que les cotisations avaient été calculées sur la base de montants nets qui manifestement dépassaient ceux qui normalement étaient payés, à l’époque, pour des prestations comparables exercées dans les liens d’un contrat de travail. Il proposa dès lors un calcul par référence.

La position des parties

L’ONSS interjeta appel du jugement, non pas, évidemment, en ce qu’il concluait à l’existence d’une lien de subordination, mais sur en ce qu’il avait demandé un re-calcul sur la base des salaires payés, à l’époque, pour des prestations de travail comparables effectuées par des travailleurs réguliers.

L’entreprise concluait, à titre principal, à l’annulation, ou à tout le moins à l’inopposabilité, de la décision administrative et demandait de dire pour droit que les travailleurs en cause avaient eu la qualité de travailleurs indépendants.

En ordre subsidiaire, au cas où l’assujettissement serait confirmé, elle demandait que soit appliqué le raisonnement du premier juge en ce qui concerne le montant de la rémunération de référence servant au calcul des cotisations.

L’entreprise faisait essentiellement référence à l’évolution de la question, et ce notamment depuis les arrêts de la Cour de cassation des 23 décembre 2002, 28 avril 2003 et 3 mai 2004, selon lesquels il faut partir de la qualification que les parties ont donnée à leur collaboration et, ensuite, déterminer si les éléments de fait ne contredisent pas le statut convenu.

La position de la cour

La cour rappelle les caractéristiques principales du contrat de travail, à savoir le salaire, le travail convenu et l’autorité exercée par l’employeur. Généralement, ce type de débat s’axe autour de la notion d’autorité, mais en l’occurrence l’entreprise contestait également l’existence d’une rémunération.

Sur cette question, la cour relève des facturations mensuelles sur la base d’un prix fixe, plus T.V.A. Il est dès lors établi que les intéressés recevaient une indemnisation mensuelle pour leurs prestations.

Pour la cour du travail, il s’impose, depuis les arrêts de la Cour de cassation (cités ci-dessus mais auxquelles elle ajoute celui du 6 décembre 2004) de partir du statut choisi par les parties et d’examiner, ensuite, si les données de fait ne viennent pas contredire celui-ci.

En l’espèce,

  • il n’y a pas de contrat écrit pour deux des trois travailleurs concernés et, pour le 3e, existe un contrat très bref ;
  • les déclarations des parties concordent pour dire qu’elles ont qualifié leur relation de travail de collaboration indépendante et que celle-ci n’a jamais été mise en cause par elles ;
  • les missions confiées l’étaient sur base hebdomadaire. Elles étaient définies de manière précise (nature de la tâche, secteur géographique) ;
  • elles devaient être effectuées un jour déterminé de la semaine ;
  • le matériel était fourni par l’entreprise, en ce compris le véhicule ;
  • des instructions précises étaient encore données en ce qui concerne les itinéraires et les emplacements d’affichage ;
  • des instructions étaient données en cas de détériorations éventuelles ;
  • l’entreprise contrôlait la bonne fin du travail exécuté.

La cour relève toutefois des variations dans les revenus perçus par chacun des intéressés du fait de cette activité. Elle reprend l’avis de l’avocat général selon lequel le contrat de travail ne pouvait être établi pour deux des trois personnes concernées, qui avaient le statut de sous-traitant, statut comparable à celui qu’avait l’entreprise par rapport aux deux grandes sociétés publicitaires pour lesquelles elle prestait. La cour, comme l’avocat général, considéra ne rien voir de particulier, dans leurs conditions de travail, qui serait incompatible avec un statut de travailleur indépendant. Plus particulièrement sur la mise à disposition d’un véhicule, la cour relève que ceci n’est pas habituel dans le cadre d’un contrat d’entreprise mais retient surtout que chacun des intéressés a confirmé être en droit de signaler à l’entreprise qu’il n’était pas disponible, ce qui amenait celle-ci à devoir trouver un remplaçant. C’est cette circonstance – inexistante dans le cadre d’un contrat de travail – qui l’emporta.

Pour le 3e travailleur, la situation était différente, dans la mesure où un contrat de travail le liait avec l’entreprise et que pouvait, ainsi, trouver à s’appliquer l’article 5bis de la loi du 3 juillet 1978. Pour la cour, il s’agit de prestations de même nature et dès lors, celles-ci devaient faire l’objet d’une régularisation.

Enfin, en ce qui concerne la rémunération de base pour le calcul des cotisations, la cour retient les montants facturés, dans la mesure où il n’est pas établi que les montants payés avaient été calculés en tenant compte de l’obligation de payer les cotisations au statut social des travailleurs indépendants.

Intérêt de la décision

La problématique des faux indépendants ne cesse de resurgir, laissant au juge du fond l’appréciation souveraine des éléments de fait. La jurisprudence de la Cour de cassation dans les quatre arrêts rendus depuis le 23 décembre 2002 impose au juge du fond une méthode qui a été souvent contestée, étant que celui-ci doit examiner si les circonstances de fait de l’exécution d’une prestation ne sont pas incompatibles avec un contrat d’entreprise alors que vu le caractère d’ordre public de la réglementation relative aux cotisations de sécurité sociale, l’on se serait plutôt attendu à ce que l’incompatibilité soit appréciée par rapport à un contrat de travail. En l’espèce, la cour du travail s’est arrêtée principalement à la liberté pour les travailleurs de répondre ou non aux propositions de travail, situation qui a impliqué des revenus variables pour chacun d’eux et, même, pour chacun en fonction des mois considérés. Les autres éléments de la relation professionnelle ont été considérés comme moins importants dans l’appréciation de la notion d’autorité.

Par contre, pour le travailleur déjà engagé dans les liens d’un contrat de travail et qui exerce à titre indépendant cette activité, la situation est très différente, puisqu’il faut considérer qu’il y a prestations accessoires par rapport au contrat de travail lui-même et que celles-ci emportent l’assujettissement.


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