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L’utilisation à des fins privées d’un ordinateur mis à la disposition du travailleur à des fins professionnelles est-elle protégée par l’article 8 C.E.D.H. ?

Commentaire de Cr.E.D.H., 4e Section, 12 janvier 2016, Req. 61.496/08 (BĂRBULESCU c/ ROUMANIE)

Mis en ligne le lundi 22 février 2016


Cour européenne des Droits de l’Homme, 4e Section, 12 janvier 2016, Req. 61.496/08 (BĂRBULESCU c/ ROUMANIE)

Terra Laboris

Le contexte du litige

L’employeur avait pris connaissance des communications effectuées par le travailleur via sa messagerie professionnelle (compte YAHOO créé à la demande de la société aux fins de répondre aux clients, le travailleur étant responsable des ventes). Il informa ensuite le travailleur de cette consultation, ce à quoi celui-ci répondit qu’il n’avait fait de sa messagerie qu’un usage professionnel. Le relevé produit alors par l’employeur (45 pages) fit apparaître de nombreuses communications à son frère et à sa fiancée sur des questions privées. Le travailleur considéra qu’il y avait violation de la correspondance, passible de poursuites pénales. Il fut alors licencié pour non respect des procédures internes, le règlement de l’entreprise prévoyant expressément qu’il était interdit d’utiliser les ordinateurs, photocopieurs, téléphones, telex et fax à des fins personnelles et l’employeur faisant également valoir que le travailleur avait été informé par note individuelle de la surveillance des communications internet (dernier point que contestait celui-ci) .

Le tribunal du travail le débouta de son recours par jugement du 7 décembre 2007, considérant que la consultation par l’employeur de la messagerie du travailleur pendant les heures de travail - et ce indépendamment de la licéité de celle-ci - ne pouvait affecter la validité du licenciement (disciplinaire) intervenu. Pour le tribunal roumain, la seule manière de vérifier les dires du travailleur (étant qu’il n’avait utilisé sa messagerie qu’à des fins professionnelles) était de vérifier le contenu des communications. Il s’agissait de l’exercice normal par l’employeur de son contrôle sur la manière dont le travailleur accomplissait ses tâches professionnelles. Internet sur les lieux du travail devait rester un outil à la disposition des travailleurs ainsi que l’employeur le concevait. Le tribunal légitime en outre la consultation de la messagerie par le souci de vérifier qu’aucun dommage n’a été causé par le travailleur au système IT, qu’il n’est pas impliqué dans des activités illicites (sous le nom de la société) ou qu’il n’a pas enfreint les règles en matière de confidentialité des secrets de l’entreprise.

Ce jugement fut confirmé par un arrêt de la Cour d’appel du 17 juin 2008, qui admit le caractère raisonnable du comportement de l’employeur, soulignant encore que la consultation litigieuse était le seul moyen de constater un manquement aux règles internes.

La Cour européenne a été saisie d’un recours sur pied de l’article 8 de la C.E.D.H.

La décision de la Cour

La Cour examine les dispositions internationales applicables, étant l’article 2 de la Convention du Conseil de l’Europe du 28/01/1981 pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel ainsi que la Directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données.

En vertu de l’article 8 de la Convention de Sauvegarde, qui consacre le droit au respect de la vie privée et familiale, toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance (al 1). Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui (al 2).

La Cour rappelle sa jurisprudence en ce qui concerne la notion de ‘vie privée’ et particulièrement l’arrêt BOHLEN c/Allemagne du 19 février 2015 (Req. 53.495/09 – arrêt en matière de publicité commerciale). Il s’agit d’un concept large, qui englobe notamment le droit d’établir et de développer des relations avec autrui ainsi que celui à l’identité et au développement personnel. La Cour souligne que ceci ne signifie cependant pas que sont protégées toutes les activités menées en vue d’établir et de développer de telles relations.

Des communications téléphoniques à partir des locaux professionnels sont prima facie couvertes par les notions de vie privée et de correspondance au sens de l’article 8. Il en va de même des courriels envoyés du lieu du travail ainsi que des informations révélées par le contrôle d’utilisations d’internet faites à usage privé. Il en découle, en l’absence d’information selon laquelle ces utilisations pourraient faire l’objet de contrôles, que le travailleur peut raisonnablement penser que celles-ci sont protégées (appels donnés à partir d’un téléphone de l’entreprise, ainsi que courriels et usage de l’internet).

Il s’agit dès lors d’appliquer ces règles aux circonstances de l’espèce : la Cour considère que l’interdiction énoncée ci-dessus n’est pas contestée (pour ce qui de l’interdiction générale). L’espèce est dès lors distincte de celles tranchées par la Cour dans les affaires HALFORD et COPLAND (Cr.E.D.H., 25 juin 1997, HALFORD c/ Royaume-Uni, Req. 20605/92 et Cr.E.D.H., (4e Section), 3 avril 2007, COPLAND c/ Royaume-Uni, Req. 62617/00) pour l’utilisation privée autorisée ou tolérée d’un téléphone professionnel et PEEV (Cr.E.D.H., 5e Section, 26/10/2007, PEEV c/ Bulgarie, Req. 64209/01) pour l’absence d’interdiction de l’employeur de garder dans son bureau des affaires personnelles.

La consultation par l’employeur a été invoquée par l’employé devant le tribunal du travail comme ne pouvant autoriser le licenciement (aucune suite d’une autre nature n’ayant été réservée à cette consultation devant d’autres juridictions internes), aussi la Cour constate-t-elle que l’examen auquel elle doit procéder est restreint à cette seule question. Elle admet également que les données en cause tombent dans le champ de l’article 8, dans la mesure où étaient invoqués des éléments relatifs à la santé de l’intéressé ainsi qu’à sa vie sexuelle.

La question posée, s’agissant d’une société privée (situation qui rend dès lors inapplicable comme telle la jurisprudence de la Cour rendue pour des magistrats, par exemple) est donc de savoir si l’Etat, dans le cadre de ses obligations positives au sens de l’article 8, a respecté un juste équilibre entre le droit de l’intéressé au respect de sa vie privée et de sa correspondance d’une part et les intérêts de l’employeur de l’autre.

Le juge national a constaté que le travailleur a pu faire valoir ses moyens dans le cadre de la procédure judiciaire, eu égard au licenciement à caractère disciplinaire intervenu conformément au Code du travail. Les deux décisions internes ont été sensibles à l’argument de l’employeur selon lequel c’est suite à l’affirmation par le travailleur qu’il s’agissait de communications professionnelles que les vérifications sont intervenues, ayant ainsi été opérées dans un cadre purement professionnel.

Quant au contenu des communications elles-mêmes, dont la retranscription a été produite en justice, il ne s’avère pas, comme le relève la Cour, que les juges nationaux y aient accordé une autre importance que celle de la preuve du caractère non professionnel des courriels, aucune considération n’étant faite dans les décisions quant aux propos qui y avaient été repris ni quant à l’identité des interlocuteurs d’ailleurs.

L’absence de dommage causé à l’employeur (contrairement à certaines espèces où il s’est avéré que le travailleur était impliqué dans des actes de concurrence, par exemple) n’est pas prise en compte.

Enfin, il s’avère que les autres éléments privés (documents ou données stockés dans l’ordinateur) n’ont pas été consultés, ce qui rend le contrôle de l’employeur limité en importance et proportionné.

Pour la Cour, les juges nationaux n’ont dès lors pas manqué au respect du juste équilibre, dans la marge d’appréciation dont ils disposent, entre le droit au respect de la vie privée et les intérêts de l’employeur.

Opinion dissidente

Cette décision a été rendue par la 4e Section de la Cour, à la majorité de 5 voix sur 6, le Juge PINTO DE ALBUQUERQUE ayant remis une opinion partiellement dissidente, dans laquelle il rappelle que ‘les travailleurs n’abandonnent pas leur droit à la vie privée et à la protection de leurs données chaque matin aux portes de l’entreprise’. Il renvoie aux arrêts COPLAND c/ Royaume-Uni et PEEV c/Bulgarie.

Il plaide pour que l’accès à internet soit un droit de l’homme, vu qu’il permet l’exercice de la liberté d’expression, rappelant ici un arrêt de la Grande Chambre du 16 juin 2015 (Cr.E.D.H., (Grande Chambre), 16 juin 2015, DELFI AS c/Estonie, Req. 64.569/09 – concernant la responsabilité d’une société titulaire d’un des plus grands portails d’actualité d’Estonie) et considérant que ce droit impose des obligations positives dans le chef des Etats. S’agissant des communications privées sur Internet, sont à la fois visés le droit à promouvoir la liberté d’expression et l’obligation de protéger le droit au respect de la vie privée.

En ce qui concerne l’utilisation de internet sur les lieux du travail, la surveillance de ce moyen de communication n’est pas, en droit international, laissé à la discrétion de l’employeur, et ce même si existe un risque pour l’entreprise. Le principe garanti par la Convention ne s’applique pas différemment pour les communications internet au seul motif qu’elles interviennent pendant les heures de travail, sur les lieux du travail ou dans le cadre d’une relation de travail. En outre, cette protection doit également couvrir les metadata résultant de la collecte et de la conservation des données, qui permettent de pénétrer dans le mode de vie des individus, leurs convictions religieuses et politiques, leurs préférences personnelles et leurs relations sociales.

L’ingérence patronale doit être justifiée conformément aux intérêts spécifiques couverts par la Convention (ainsi la protection des droits et libertés de l’employeur et des autres travailleurs, la protection de la réputation ou la préservation de données confidentielles), parmi lesquels ne figure pas l’objectif de la productivité ou de la rentabilité maximale de la force de travail, celle-ci n’étant pas per se couverte par ceux-ci. Cependant, l’objectif de garantir la bonne exécution des obligations contractuelles dans le cadre de la relation de travail peut justifier certaines restrictions des droits et libertés ci-dessus dans une société démocratique.

Il rappelle encore que la protection des personnes eu égard au traitement des données personnelles a été assurée en premier lieu par la Convention du Conseil de l’Europe de 1981 et que des recommandations existent en ce qui concerne l’hypothèse spécifique des relations de travail, renvoyant à la Recommandation CM/Rec(2015)5 du Conseil des Ministres aux Etats membres sur le traitement des données personnelles dans le contexte de l’emploi. Il passe encore en revue les dispositions de droit européen ainsi que de l’O.C.D.E. et de l’O.I.T. sur la question.

Les nouvelles technologies rendent la surveillance de la vie privée du travailleur plus aisée par l’employeur et celle-ci est par ailleurs plus difficile à détecter par le travailleur, situation encore renforcée par l’inégalité des parties au contrat de travail. Aussi plaide-t-il pour une approche de la question qui soit centrée sur le respect des droits de l’homme dans l’utilisation de internet sur les lieux du travail, qui garantirait un cadre réglementaire interne transparent, une politique de mise en application concrète et une application proportionnée par l’employeur.

En l’espèce, le doute subsiste en effet sur la question de la communication individuelle faite au travailleur de la surveillance des communications internet. Est encore relevé que les conséquences de la décision prise sur la vie sociale de l’intéressé ont été sévères, ce qui ne peut que faire regretter que le licenciement ait été la sanction adoptée – et confirmée par les juges nationaux sur la base du droit disciplinaire, mesure existant dans le code du travail. Il souligne enfin que l’obligation pour l’Etat contractant de prévenir et de réparer les violations de la Convention affectant les individus ou institutions privées est une obligation de résultat et non de moyen, dont il n’a pas été suffisamment tenu compte par le juge interne, qui n’a pas respecté le droit de l’intéressé à sa vie privée en préférant confirmer cette violation, situation qui n’a pas davantage été corrigée par la Cour.


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