Terralaboris asbl

Contrôle du motif du licenciement de l’ouvrier : juge compétent et nécessités de fonctionnement de l’entreprise

Commentaire de Cass., 16 février 2015, n° S.13.0085.F

Mis en ligne le mardi 27 octobre 2015


Cour de cassation, 16 février 2015, n° S.13.0085.F

Terra Laboris asbl

Dans un arrêt du 16 février 2015, la Cour de cassation confirme que le juge territorialement compétent est celui du lieu d’exécution du travail et, en cas de lieu d’exécution multiple, que le travailleur itinérant peut porter l’affaire devant le juge de l’arrondissement de son choix pourvu qu’il y ait effectivement presté. Elle trace également les limites du contrôle marginal du juge quant à l’organisation de l’entreprise.

Objet du litige

La Cour de cassation est saisie d’un pourvoi contre un arrêt du 28 novembre 2012 rendu par la Cour du travail de Mons. Il s’agit d’un litige concernant un chauffeur-livreur qui exerçait sa profession dans différents arrondissements judiciaires.

La cour du travail avait rappelé la règle de l’article 627, 9° du Code judiciaire, qui détermine la compétence territoriale de la juridiction sociale en fonction du lieu d’exécution des prestations du travailleur. Revenant aux travaux préparatoires lors de l’élaboration du Code judiciaire en 1967 (Rapport Van Reepinghen), la cour avait rappelé que la volonté du législateur avait été de centraliser le contentieux du travail au lieu d’exercice réel de la profession du travailleur, celui-ci étant libre, en cas de prestations sur plusieurs arrondissements judiciaires, de citer son employeur devant le tribunal du travail de l’un de ceux-ci. La règle ayant été posée par la Cour de cassation dans un arrêt du 28 octobre 1985 (Cass., 28 octobre 1985, n° 37.187), dans le cas d’un représentant de commerce, la Cour du travail de Mons avait considéré que l’enseignement de la Cour de cassation était valable de manière générale, dès lors que le travailleur exerce son activité professionnelle de manière régulière dans plus d’un arrondissement.

Quant au fond, la cour du travail, saisie d’une demande d’indemnité pour licenciement abusif (ancien article 63 LCT), avait refusé, s’agissant de la répercussion d’absences pour maladie sur la clientèle, une offre par témoins portant sur l’existence de cette perturbation, au motif que les faits cotés étaient non pertinents, l’employeur restant en défaut d’établir que le travailleur avait transgressé un rappel à l’ordre et que des mesures organisationnelles adéquates avaient été mises en place pour pallier les effets des absences pour maladie.

Le pourvoi

Le premier moyen du pourvoi fait essentiellement grief à la cour du travail de ne pas avoir constaté que le chauffeur-livreur exerçait son activité professionnelle de manière régulière dans l’arrondissement en cause et d’avoir méconnu la notion légale d’« endroit affecté à l’exercice de la profession ». Pour la société demanderesse, seul le siège d’exploitation de l’employeur peut être l’endroit affecté à l’exercice de la profession, puisque c’est le seul lieu stable et déterminable pouvant garantir l’unité de jurisprudence que le législateur entend lui consacrer dans la disposition du Code judiciaire visée.

Le second moyen du pourvoi, relatif à la motivation de l’arrêt sur l’indemnité pour licenciement abusif, fait essentiellement valoir que le motif réside non pas dans la transmission du certificat médical, mais dans l’avertissement fait à l’employeur (avertissement tardif obligeant l’employeur, à chaque reprise, à adapter le schéma des autres chauffeurs en dernière minute, ce qui était un facteur de tensions avec les collègues et avec la clientèle). Le moyen fait grief à la cour d’avoir considéré que le défaut de justification immédiate des absences, et encore les perturbations du travail liées à l’organisation plus difficile du planning, ainsi que les tensions avec les collègues – à supposer ces faits établis –, ne constituent pas un motif légitime de licenciement. Il critique également le fait que la cour n’a pas autorisé la preuve des faits cotés. Selon la société, le grief de ne pas avoir pris des mesures organisationnelles adéquates aux fins de pallier les absences aboutit à ce que le juge se substitue à l’employeur quant à la gestion de l’entreprise, dépassant ainsi le cadre du contrôle marginal. Ce faisant, l’arrêt ajouterait à l’article 63 une condition qu’il ne contient pas, et qui n’est pas davantage indispensable pour atteindre le but visé par la loi, à savoir prévenir tout licenciement abusif des ouvriers. Le moyen reproche encore à l’arrêt de ne pas avoir recueilli préalablement les explications du défendeur sur son comportement, considérant que, ici également, il y a un ajout à l’article 63.

La décision de la Cour

Sur le premier moyen, la Cour le rejette, le jugeant irrecevable. En effet, elle rappelle que l’article 627, 9° est impératif en faveur du seul travailleur et que la société n’a pas soutenu devant le juge du fond que le chauffeur n’avait pas exercé une activité professionnelle réelle et régulière dans l’arrondissement judiciaire dont il a saisi le tribunal du travail.

Sur le second moyen, la Cour de cassation répond que l’appréciation de la légitimité du motif de licenciement fondé sur les nécessités de fonctionnement de l’entreprise n’autorise pas le juge à substituer ses propres critères d’organisation de ce fonctionnement à ceux de l’employeur. L’arrêt ne pouvait dès lors, dans son appréciation de la légitimité du motif, substituer à ceux de l’employeur ses propres critères d’organisation et reprocher à la société de ne pas avoir organisé correctement les remplacements des chauffeurs-livreurs en incapacité de travail tout en refusant dans le même temps à la société la possibilité d’établir l’existence des perturbations du travail liées à l’organisation plus difficile de son planning. Il ne pouvait en conséquence conclure que ces perturbations ne constitueraient pas un motif légitime de licenciement, à défaut pour l’employeur d’avoir adopté des mesures opérationnelles adéquates.

Intérêt de la décision

Cette décision de la Cour de cassation rappelle deux questions importantes.

Si le premier moyen du pourvoi, relatif à la compétence territoriale des juridictions du travail a été déclaré irrecevable, la position de la cour du travail est, à notre estime cependant, tout à fait conforme aux principes en la matière. Dans la détermination du tribunal territorialement compétent, le Code judiciaire a retenu, pour les travailleurs dont le lieu de prestation est multiple, la possibilité pour eux d’introduire leur action devant le juge de leur choix, à la condition d’avoir exercé une partie de leur activité dans l’arrondissement en cause. Rien ne permet, en effet, de considérer que c’est le lieu du siège social de l’employeur qu’il faudrait retenir au motif d’une certaine « stabilité », dans la mesure où, comme relevé dans l’arrêt de la cour du travail, la volonté du législateur a été de permettre au tribunal du lieu d’exercice, à savoir à celui qui connaît les règles et usages professionnels dans celui-ci, de juger en (meilleure) connaissance de cause.

Sur la question, par ailleurs, rien ne permettrait de justifier un traitement différent d’un représentant de commerce et d’autres travailleurs itinérants, comme en l’espèce un chauffeur-livreur.

Sur la deuxième question, la Cour suprême a censuré l’arrêt de la cour du travail, au motif qu’elle n’a pas permis à l’employeur d’apporter la preuve de l’existence de perturbations dans son fonctionnement, et ce au motif qu’il aurait dû prendre toute mesure d’organisation, de manière générale, aux fins de remédier aux conséquences d’absences pour incapacité de travail. Le motif du licenciement est ici fondé sur les nécessités du fonctionnement de l’entreprise et l’employeur est tenu d’apporter la preuve d’un lien de causalité nécessaire entre la rupture du contrat et les nécessités en cause. S’il parvient à les démontrer, le motif de licenciement sera légitime et il ne peut être privé du droit d’apporter une telle preuve. L’on retiendra cependant qu’il est périlleux de se limiter à une offre de preuve par témoins. Une telle offre de preuve peut en effet être rejetée, notamment si les faits cotés à preuve ne sont pas susceptibles d’établir la matérialité du fait requis.

La censure de la Cour de cassation porte donc ainsi sur la privation du droit de l’employeur d’établir les perturbations en cause, au motif – général – que des mesures d’organisation doivent avoir été prises aux fins de pallier les difficultés en cause, ce qui reviendrait à considérer que ce motif de licenciement ne peut en fin de compte être établi.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be