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La dépendance économique dans une relation de travail n’implique pas nécessairement un contrat de travail

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 6 mai 2015, R.G. 2013/AB/571

Mis en ligne le lundi 24 août 2015


Cour du travail de Bruxelles, 6 mai 2015, R.G. n° 2013/AB/571

Terra Laboris asbl

Dans un arrêt du 6 mai 2015, la Cour du travail de Bruxelles rejette l’appel d’un commerçant exploitant d’une station-service, qui entendait obtenir la requalification du contrat d’entreprise en contrat de travail : rappelant la notion de lien de subordination, la cour constate que sont invoqués des éléments d’ordre commercial essentiellement et que ceux-ci ne sont pas de nature à confirmer l’existence d’un contrat de travail, même s’ils révèlent une dépendance économique.

Les faits

Un gérant de station-service ayant travaillé pendant près de 20 ans pour compte d’une société pétrolière dans le cadre d’un contrat d’entreprise prend sa pension. Dès l’annonce de celle-ci, la société lui adresse une mise en demeure de payer un montant de près de 85.000 €, correspondant à des factures d’achat de carburant. Il rétorque, via son conseil, qu’il conteste devoir cette somme et, en outre, qu’il considère avoir travaillé dans le cadre d’une relation de travail subordonnée.

Une procédure est introduite devant le Tribunal du travail de Bruxelles, qui, par jugement du 20 décembre 2012, déboute l’intéressé de sa demande, concluant à l’absence de contrat de travail.

Appel est interjeté.

Position des parties devant la cour

Pour l’appelant, le tribunal n’a pas pris en compte les éléments soumis, tendant à exclure qu’il y ait eu contrat d’entreprise. Il considère que l’ensemble des éléments qu’il a produits, étant les conditions contractuelles, ainsi que celles contenues dans de nombreux avenants conclus en cours de relation professionnelle, permettaient à la société d’exercer son contrôle et son autorité, tant dans l’organisation du travail que dans son exécution. Il demande dès lors, conformément à sa requête initiale, que le lien de subordination soit retenu.

Quant à la société, elle sollicite la confirmation du jugement.

La décision de la cour

La cour rappelle que, si les parties ont conclu une convention écrite, celle-ci ne lie pas le juge mais constitue un élément d’appréciation important, dans la mesure où il ne pourra y substituer une qualification différente que si celle-ci est inconciliable avec les clauses du contrat ou avec la manière dont celui-ci est exécuté.

En l’espèce, l’intéressé a, 20 ans auparavant, conclu un contrat d’entreprise en tant que commerçant indépendant et la cour constate que la contestation relative à ce contrat n’est apparue qu’à l’issue de la relation professionnelle, en réponse à la réclamation de la société quant à une dette commerciale de l’exploitant à son égard.

La cour rencontre, ensuite, chacun des points retenus par l’appelant comme révélateurs du lien de subordination. En premier lieu, le fonds de commerce : la clause contractuelle selon laquelle le fonds de commerce et la clientèle sont la propriété exclusive de la société n’est pas en elle-même incompatible avec un contrat d’entreprise, cet élément n’étant pas de nature à établir le lien de subordination.

Par ailleurs, pour ce qui est de l’horaire, qui est fixé dans la convention de manière stricte, en ce compris pour le jour de repos hebdomadaire, la cour retient que les contraintes horaires participent de la nécessaire coordination entre les parties, eu égard au type d’activités commerciales. Cet élément n’est pas non plus inconciliable avec un contrat d’entreprise. Elle retient que la convention n’avait pas un caractère intuitu personae, laissant ainsi à l’exploitant la liberté de faire prester des tiers.

Quant à l’absence d’autonomie des produits à vendre et à la fixation de leur prix, il s’agit d’un élément neutre, celui-ci pouvant se retrouver dans ce type de contrat. Dans le même registre, elle écarte que la clause d’exclusivité et d’approvisionnement soit pertinente pour établir le lien de subordination.

D’autres éléments commerciaux, à savoir l’absence d’autonomie dans la fixation des marges bénéficiaires, quant aux ristournes à accorder, ou encore quant à la participation à des campagnes publicitaires ou promotionnelles et la politique en matière de cartes de crédit, sont également rejetés. La cour souligne que le fait que les marges bénéficiaires soient déterminées par le commettant n’est pas un indice inconciliable avec la qualification de travail indépendant. Il y a certes dépendance économique, mais celle-ci n’est pas révélatrice du lien de subordination.

Enfin, sur les campagnes publicitaires ou promotionnelles, elle relève que celles-ci avaient pour but et pour effet d’augmenter les ventes, ainsi que la gestion des paiements par cartes de crédit et l’octroi de « points plus ». Il s’agit de directives d’ensemble.

Deux derniers éléments sont encore écartés, sans grand examen, à savoir d’une part la clause de non-concurrence, qui n’est pas inconciliable avec un contrat d’entreprise et, d’autre part, l’obligation d’intervenir en cas de dégradations nocturnes, situation que la cour retient comme étant en lien avec la qualité de gardien et d’exploitant de la station-service.

En conclusion, ni le contrat lui-même ni son exécution ne contredisent la qualification contractuelle et les éléments invoqués, qu’ils soient pris individuellement ou dans leur ensemble, ne peuvent énerver ce constat.

Intérêt de la décision

Cette espèce contient un enseignement de premier ordre, sur la question de la requalification d’un contrat d’entreprise en contrat de travail. Par ailleurs, elle est la confirmation de la distinction à faire entre la dépendance économique et la subordination juridique.

Il n’aura pas échappé que tous les éléments avancés par l’exploitant étaient d’ordre commercial principalement, que ce soit les conditions d’exploitation imposées, eu égard notamment aux horaires (nécessairement liés aux contraintes d’ouverture de la station), ou aux relations avec la clientèle, pour lesquelles l’exploitant était tenu de suivre les campagnes promotionnelles, ainsi que la politique d’ensemble d’attraction des clients.

Les points relevés confirment, bien sûr, l’existence d’une dépendance économique, puisque l’exploitation de la station-service doit se faire conformément aux instructions données, ainsi qu’en respectant les conditions financières décidées par la société (la cour relevant cependant, sur cette question, une légère marge d’autonomie, s’agissant de possibilités d’adaptation des marges bénéficiaires en fonction du résultat). Tous ces éléments sont indifférents dans l’établissement d’un lien d’autorité.

Cette affaire n’est pas la seule à avoir été soumise aux juridictions du travail, eu égard – en fin de compte – à la quasi-absence d’autonomie de l’exploitant dans la fixation des conditions de travail. Rappelons notamment un arrêt de la Cour du travail de Liège du 20 janvier 2012 (R.G. 2011/AL/84), qui avait souligné que l’autonomie dans la prestation de travail reste le critère essentiel pour déterminer la qualification de la relation de travail. La cour avait également souligné le caractère fluctuant de la distinction à opérer dans la pratique. Aussi la loi du 27 décembre 2006 a-t-elle fixé les quatre critères généraux, actuellement régulièrement passés en revue lors du contrôle judiciaire, étant la volonté des parties exprimées dans la convention, l’organisation du temps de travail, l’organisation du travail lui-même et, enfin, la possibilité d’exercer un contrôle hiérarchique.


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